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M. de Bismarck, il est vrai, a déclaré que les traités lui sont sacrés, qu’il s’est fait une loi de n’exiger des petits souverains que les sacrifices de pouvoir et de fierté rigoureusement nécessaires, que si les petites monarchies allemandes venaient à disparaître, la grande s’en trouverait mal, qu’il n’aurait garde de porter atteinte à ce qui leur reste d’indépendance et de crédit. Mais, en d’autres occasions, il s’est permis d’insinuer que les opinions changent avec les circonstances, que le particularisme est tantôt en hausse, tantôt en baisse, que le jour viendra où l’on sera plus disposé à sacrifier au bien général certains intérêts personnels. « Il y a des choses qui ne se font pas en trois ans, disait-il le 10 mars 1877, ni même en dix ans. Vous êtes trop pressés; laissons à nos enfans quelque chose à faire. » Pouvait-on avertir plus clairement les grands-ducs et les rois que leur avenir était incertain, qu’on ne leur garantissait qu’un répit de quelques années? De telles déclarations leur ont paru sans doute plus inquiétantes que toutes les publications que pourrait faire M. le docteur Geffcken. Le chancelier n’a jamais dit: Après moi, le déluge! Mais il a paru dire plus d’une fois ! Après moi, la crise !

M. Geffcken a payé cher sa fatale imprudence. On l’a puni aussi d’avoir mal placé ses affections. Peut-être l’enquête ordonnée contre lui eût-elle été moins sévère et sa prison préventive moins rigoureuse s’il n’avait eu le tort d’entretenir un commerce d’amitié avec des hommes dont M. de Bismarck se défie et qui lui ont toujours donné de l’ombrage. Le chancelier s’applique à voir clair dans le jeu secret de ceux qu’il regarde comme ses adversaires et ses rivaux. Il aime à fouiller dans leur passé; il a du goût pour les dossiers, pour les mémoires accompagnés de pièces à l’appui. En ordonnant les poursuites contre M. Geffcken, il s’est flatté qu’on ferait peut-être d’intéressantes découvertes dans ses papiers. Il connaissait ses relations avec le général Stosch, en qui il voit un aspirant à sa succession, et avec le baron de Roggenbach, que l’empereur Frédéric tenait pour le plus raisonnable, le plus réfléchi des hommes d’état allemands et pour le plus digne de sa confiance.

Pendant les trois mois qu’a duré le règne de l’empereur Frédéric, M. de Bismarck a éprouvé de grands dégoûts, de grandes inquiétudes, et il ne pardonne jamais à qui l’inquiète. Le baron de Roggenbach avait-il intrigué contre lui? Rien n’est moins certain. Cet homme distingué, qui joint à une intelligence supérieure du toutes les grandes questions de ce temps beaucoup de charme personnel, les grâces d’un esprit naturel, ingénieux et facile, n’est pas de la race des grands ambitieux et n’a pas le tempérament d’un homme de combat. Il doute que les grands emplois vaillent toutes les peines qu’on se donne pour les conquérir, et son exquise finesse, qui lui fait voir les diverses faces