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Déjà affligés de l’abjuration du petit-fils de l’amiral, ils prévoyaient bien ce qui devait advenir si l’héritière du plus grand seigneur et du plus illustre capitaine de leur parti épousait un catholique : encore une pairie enlevée. Les Importans n’étaient pas moins hostiles. Chabot, se dévouant au duc d’Anguien, passait pour un déserteur dans la suite de Gaston ; l’heureuse fortune de ce cadet ameutait tous les envieux. La famille de la future était divisée. Le duc de Sully, cousin-germain et tuteur, prit parti pour Chabot ; c’est chez lui[1] que se fit le mariage. La mère, Marguerite de Béthune, opposa une vive résistance, sans avoir jamais beaucoup compté sur la docilité de sa fille, « la pruderie incarnée » : or Mme de Rohan n’était rien moins que prude. Femme de tête et d’intrigue, elle tenait en réserve, caché dans un coin de la Hollande, un prétendu héritier auquel elle s’intéressait particulièrement.

Un beau jour, tandis que l’armée du duc d’Orléans faisait des sièges sur le littoral de la Flandre, on vit apparaître à Calais un jeune homme mystérieusement amené de Leyde. Il portait le nom d’un héros du Tasse et descendit chez le comte de Charost[2], gouverneur de la place, parent et ami de Mme de Rohan. Ainsi accueilli, le bel inconnu laissa là son poétique nom de Tancrède pour prendre le titre du duc de Rohan, et ses amis improvisés affectèrent une vigilance inquiète, comme s’il fallait protéger l’héritier du dernier des grands huguenots contre les embûches de M. de Chabot et de son puissant ami. On parlait de valets achetés, d’assassins arrêtés, de poisons saisis. Le chef de la cour militaire de Gaston, qui était aussi un des plus actifs meneurs de la cabale des Importans, d’Aubijoux, cerveau mal ordonné, plus brouillon qu’intrigant, homme de fantaisie, de boutade, grand duelliste, débauché infatigable, prit feu là-dessus, et par ses propos, ses lettres datées de Gravelines ou de Béthune, propagea activement ces rumeurs. Le scepticisme du maréchal de Gramont en fut un moment troublé, et la princesse Marie elle-même se sentit entraînée[3]. Bientôt Tancrède devint à la mode, circula dans Paris, se fit voir dans le carrosse du duc de Guise, eut audience de la Reine, entama une instance. Débouté

  1. Au château de Sully. — Marguerite de Béthune, veuve de Henri, duc de Rohan, était fille de l’ami de Henri IV et tante de Maximilien-François, troisième duc de Sully.
  2. Louis de Béthune, neveu de Sully, lieutenant-général des ville et citadelle de Calais et pays reconquis, duc et pair en 1672, mort en 1683.
  3. Le maréchal de Gramont à la princesse Marie, 13 juin 1645. — Le vicomte d’Aubijoux à la même, 10, 17, 24 août 1645, A.-G. — D’Aubijoux (F.-J. d’Amboise, vicomte), chambellan du duc d’Orléans, gouverneur de Montpellier, lieutenant-général en 1650, mort en 1675.