Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

associés par certains traits semblables d’esprit, de caractère, et par une destinée commune : Roger de Rabutin, comte de Bussy, et Charles de Saint-Denys, sieur de Saint-Évremond. Le premier, un peu vassal, voisin plutôt, homme de qualité, moins grand seigneur que sa vanité ne veut le faire croire, vient de remplacer le brave Mauvilly dans le commandement des chevau-légers de Condé ; très bon officier, et d’étoffe à devenir maréchal de France ; vaillant soldat, audacieux même quand on le voit, mais sachant se ménager ; personnel, pervers comme son regard, qui inquiète et repousse[1]. Beaucoup de charme cependant ; les femmes oublient ses injures Et cependant, comme il les traite ! Exilé, ruiné, il emprunte le pinceau d’un peintre pour continuer son pamphlet ; et de sang-froid, à loisir, sur les murs de son château, il achève de déshonorer celles qui l’ont aimé. </ref> ; Mme de Sévigné lui accorde le pardon que Louis XIV lui refuse.

Cadet de Basse-Normandie, Saint-Évremond hésitait entre la robe du magistrat, la soutane du prêtre et la casaque de l’officier. On lui offre une commission d’enseigne au régiment de Champagne, et il la prend comme il aurait accepté un bénéfice, ou un siège à quelque présidial[2]. Appelé auprès de M. le Duc, il reçut devant Allerheim un coup de fauconneau dans le genou ; et quand, à Philisbourg, au mois de septembre 1645, après un terrible accès de fièvre chaude, Anguien reprit connaissance, il vit couché à côté de lui le lieutenant de ses gardes. Cloué sur son lit, celui-ci pouvait tenir un livre, et tout le jour il faisait la lecture : Rabelais d’abord, que M. le Duc ne goûta guère, puis Pétrone, qui le divertit beaucoup ; qu’on s’imagine Pétrone commenté par l’épicurien le plus raffiné du siècle ! Saint-Évremond ne s’entendit pas longtemps avec son général

  1. Voir t. IV, p. 292, la tentative d’enlèvement de Mme de Miramion.
  2. Ce qu’il voulait, c’était « gaigner » à la façon de ses compatriotes quand ils allaient conquérir la Sicile au XIe siècle ; il reste fidèle à la tradition et parle sans vergogne de 50,000 livres grivelées sur les gens de guerre, « précaution qui lui a été fort utile dans la suite, » a-t-il soin d’ajouter. — Saint-Évremond mourut à Londres (1703), âgé de quatre-vingt-neuf ans, dont trente passés sous les armes et quarante en exil. À Londres, il vivait dans le plus grand monde, sans jamais engager son indépendance. Beaucoup d’amis, les femmes surtout : Ninon, la duchesse Mazarin, la comtesse d’Olonne, lui restèrent invariablement attachées. Nous ne pouvons guère juger de son visage, ne le connaissant que par les portraits où il est défiguré par une loupe énorme. Pétillant d’esprit, sagace, plein de finesse ; moins incisif, moins ferme que Bussy dans son style, il est plus abondant ; son œuvre est plus variée ; c’est le type du polygraphe. Il y a du fatras dans ses quatorze volumes, mais de l’exquis, du délicat. Sa place était marquée à l’Académie française ; il se contenta de persifler les académiciens. Quant à Bussy, il fut admis dans la docte compagnie, sinon comme mestre-de-camp-général de la cavalerie légère, ainsi qu’il le laisse entendre, tout au moins comme homme de naissance, de savoir et de goût ; ses confrères ne savaient pas qu’il méritait d’être reçu comme épistolaire ou comme satiriste, et d’être exclu pour l’indignité de son œuvre.