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de ce père un portrait qu’il faut citer : « Son père était marchand, mais non fabricant de chapeaux. Sa manière de vivre à Chichester était de la bonne sorte ; il était pompeux dans ses manières, mais à sa mort il laissa des affaires quelque peu embarrassées. » D’après ce portrait, il ne tient qu’à nous de voir dans M. Collins père quelque chose comme le bourgeois gentilhomme de Molière, qui s’est fait prendre au sérieux, ou le potier d’étain d’Holberg, qui a réussi. Il vendait des chapeaux, il n’en fabriquait pas: délicate nuance. Autant vaut dire qu’à l’instar de M. Jourdain père, il avait chez lui une certaine provision de chapeaux et qu’il en cédait pour de l’argent à ses amis et connaissances[1]. De tels pères, il faut le dire, font d’ordinaire des éducations déplorables, en ce sens que leurs façons de parler et d’agir ont l’inconvénient de masquer aux enfans la réalité de leur condition. Quoiqu’il l’ait perdu de très bonne heure, c’est probablement dans les habitudes de ce père aux manières pompeuses et aux affaires embarrassées qu’il faut chercher l’origine de ce manque de prudence pratique qui fut un des fléaux de la vie de Collins, et aussi d’une certaine affectation d’élégance qui lui valut une si verte semonce de son cousin, le docteur Payne, un jour qu’il se présenta chez lui, après sa sortie de l’université, en riche costume et une plume au chapeau. Ce cousin Payne était un clergyman qui eut grande influence dans l’éducation de l’enfant, qu’il contribua à faire admettre d’abord aux écoles ecclésiastiques de Chichester et de Winchester, puis à l’université d’Oxford. Un autre de ses parens, le colonel Martyn, un futur combattant de Fontenoy, fut pour lui une véritable providence, car il lui dut de pouvoir passer dans l’aisance ses années de mélancolie et de folie. Collins fut donc, à tout prendre, aussi bien apparenté que tout autre poète, et il ne semble pas qu’il ait jamais eu à reprocher à sa famille autre chose que de n’y pas rencontrer la sympathie qui lui était nécessaire. Aucun de ses parens, en effet, ne semble l’avoir jamais pris au sérieux et n’avoir fait le moindre cas de ses talens, et il fut quelque peu pour eux ce que les enfans qui naissaient à Laputa avec le signe de l’immortalité

  1. M. Moy Thomas, dans l’intéressante préface qu’il a mise en tête de sa charmante édition du poète, nous apprend que parmi les cliens de ce chapelier comme il faut figurait le Caryll de la Boucle de cheveux enlevée, qui habitait souvent près de Chichester, dans une propriété dont un des tenanciers était parent de Collins. C’est ce qui résulte d’un livre de dépenses tenu par Caryll même. Vous trouverez peut-être qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce que Caryll ait eu besoin d’un chapeau et l’ait acheté chez le chapelier en vogue de la ville voisine. Je n’en disconviens pas ; mais le fait est trop dans le goût de ceux dont une certaine érudition fureteuse est friande pour que je me permette de l’omettre.