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des lettres, toujours projetée ; il allait fonder une revue littéraire dont il exposa le plan à Thomas Warton. Mais la nature avait décrété que l’enfant ne vivrait pas, et s’empressa de mettre à néant les bonnes chances qui pouvaient de jouer son mauvais vouloir obstiné. Juste au moment où le poète entrait dans cette vie nouvelle de labeur tranquille, il s’aperçut que des nuages s’étendaient sur son intelligence. Alarmé, il essaya de résister à cet envahissement de la nuit par les distractions du voyage. Il se rendit en France dans cette intention ; mais le mal fut plus fort que le remède, et il revint en Angleterre dans un état d’anémie extrême, qui cependant avait encore respecté l’intelligence, au dire de Johnson. « Il n’y avait alors dans son esprit de désordre reconnaissable que pour lui-même, mais il avait cessé toute étude, et il avait voyagé sans autre livre qu’un Nouveau-Testament, comme ceux que les enfans portent à l’école. Lorsque son ami (Johnson) le prit dans sa main par curiosité de savoir quel compagnon un homme de lettres avait choisi : « Je n’ai plus qu’un livre, dit Collins, mais c’est le meilleur. » Deux ou trois années d’atonie morale se passèrent sans incident; mais, en 1754, la crise décisive arriva à Oxford, où il avait voulu aller rendre visite aux Warton. C’est alors que Gilbert White prétend l’avoir vu luttant dans la rue et emporté de force par plusieurs personnes dans un asile d’aliénés. Thomas Warton ne parle que de faiblesse, mais il appuie tellement sur ce point qu’il corrobore le témoignage de White : « Il était venu à Oxford pour changer d’air et se distraire; il y resta un mois. Je le vis souvent, mais il était dans un tel état de faiblesse et de prostration qu’il ne pouvait pas supporter la conversation. Une fois il alla de son logement, qui était en face de Christ-Church, jusqu’à Trinity-College, mais appuyé au bras de son domestique. » On le transporta à Chichester, où il passa les dernières années de sa triste vie sous la surveillance de sa sœur Anne. Une phrase de l’une des nombreuses lettres de Johnson, qui, pendant cette longue agonie, ne cessa de s’informer du poète avec la plus vive affection, laisse malheureusement soupçonner que cette surveillance ne fut pas aussi tendre qu’elle aurait dû l’être. « Cet esprit chercheur et véhément, écrit-il à Joseph Warton, est aujourd’hui sous le gouvernement de ceux qui, récemment encore, n’auraient pas pu comprendre le moindre et le plus étroit de ses projets. » Une chose curieuse et qu’on n’a pas songé à remarquer, c’est que sa maladie répéta exactement l’histoire de sa vie. Comme son inspiration poétique, sa folie fut intermittente, irrégulière, et comme son caractère, elle se composa d’agitation inquiète et de dépression mélancolique plutôt que de déraison et de fureur. Dans ses périodes de lucidité, rien ne trahissait l’existence du mal qu’une extrême faiblesse; aussi son infortune fut-elle en quelque