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nommait Bet-il-Mtoni, et c’était le plus bruyant et le plus compliqué des palais. Bet-il-Mtoni se composait à l’origine d’une cour immense, entourée de bâtimens. A mesure que la famille s’était accrue, on avait ajouté une aile, une galerie, un pavillon, collés les uns aux autres dans un vaste et pittoresque fouillis. Depuis si longtemps que cela durait, le palais était devenu une petite ville d’un millier d’habitans. Il y avait un nombre si prodigieux de chambres, de portes, de corridors et d’escaliers ; un tel enchevêtrement de constructions de toutes formes et de toutes grandeurs, qu’il fallait une longue habitude pour s’y reconnaître. D’un bout à l’autre de ce labyrinthe bruissait une cohue bariolée et chatoyante de femmes brunes, noires et blanches, d’enfans clairs ou foncés, d’eunuques grondeurs et d’esclaves des deux sexes : porteurs d’eau, cuisiniers, nègres coureurs, masseuses, nourrices, brodeuses, enfin l’interminable domesticité des pays d’Orient. Les couleurs vives se heurtaient dans les costumes, les bijoux étincelaient aux bras des femmes, à leurs oreilles, à leur cou, à leurs jambes, sur leur tête. Les mendiantes mêmes, dit la princesse Salmé, avaient des bijoux ; on n’est pas une femme, à Zanzibar, si l’on n’a des anneaux de jambes et des bracelets. Des nuées de perroquets et de pigeons, voletant, jacassant et roucoulant dans les galeries ouvertes, ajoutaient au papillotage et au vacarme de cette foule remuante, qui s’interpellait dans une douzaine de langues et de patois. Les eunuques querellaient les esclaves et les renvoyaient à leur ouvrage avec des coups. Les enfans criaient et se bousculaient. Les sandales de bois des femmes claquaient sur les dalles de marbre, et les pendeloques d’or de leurs chevilles nues tintaient délicatement.

La cour était le grand passage, la grande salle de jeux, le grand refuge des oisifs et des paresseux, la grande ménagerie et la grande basse-cour. Des multitudes de canards, d’oies, de pintades, de paons et de flamans, des gazelles apprivoisées et des autruches y vivaient en liberté. Les habitans des diverses parties du palais la traversaient en se rendant les uns chez les autres. Les gens du dehors, messagers, porteurs de fardeaux, artisans, fournisseurs, s’y croisaient dans un pêle-mêle affairé. A l’une des extrémités, une douzaine de larges bassins, enclos de galeries couvertes, recevaient jour et nuit des centaines de baigneurs et de baigneuses. On y arrivait en passant sous des orangers énormes, aux branches peuplées et bruyantes, car elles servaient d’asile ordinaire à tous les enfans qui avaient mérité le fouet. Enfin c’était dans la grande cour que les jeunes princes et leurs sœurs apprenaient des eunuques à monter les pur-sang de l’Oman et les grands ânes blancs de Mascate. Matin et soir, ils prenaient leurs leçons, évoluaient et galopaient.