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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/835

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dans ces immenses harems, pour que les liens du sang y aient beaucoup de force. On est tout surpris d’apprendre que la piété filiale y conserve une grande vivacité. C’est merveille avec les épreuves auxquelles elle est soumise. On enseignait sur toutes choses, aux princes et princesses du sang, à respecter et honorer leur père et bibi Azzé. A Bet-il-Mtoni, le premier devoir de la journée, après la prière et le bain, était d’aller saluer ces deux grandes puissances et leur baiser la main. Sejjid-Saïd recevait gracieusement les hommages, s’assurait que les bijoux des petits étaient au complet, leurs cheveux en ordre, et distribuait des bonbons français. Bibi Azzé tendait sa petite main sèche à baiser avec une expression glaciale, et il est vrai que ces filles qui n’étaient pas son sang, ces garçons qui prenaient la place de ceux qu’elle aurait dû avoir, devaient la laisser indifférente, sinon impatiente et irritée. Les complimens terminés, la famille allait déjeuner, et les enfans des sarari pouvaient comparer leur grandeur au néant de celles qui leur avaient donné l’être.

La table était mise dans une galerie ou dans quelque grande salle. Elle était haute de moins d’un demi-pied et assez longue pour contenir les fils, les petits-fils et leurs descendans; les filles, les petites-filles et leurs descendans. Le sultan prenait place au haut bout, assis à l’orientale sur un tapis, et sa superbe lignée s’étageait des deux côtés par rang d’âge, les sexes mêlés. Les princes établis et mariés au dehors amenaient leurs fils. Bibi Azzé venait, quand il lui plaisait de venir. La sœur de Sejjid-Saïd de même. Pas une surie, fût-ce la mère de l’héritier du trône, n’était jamais admise à manger à la table royale. Dans la hiérarchie immuable du palais, elles étaient pour ainsi dire les mères illégitimes et honteuses des enfans légitimes et glorieux du maître.

Il n’est pas davantage question d’elles dans le tableau des réunions du soir. Après le dîner, qui répétait la scène du déjeuner, Sejjid-Saïd sortait devant son logis et s’asseyait sur un siège à l’européenne. Sa prodigieuse postérité se rangeait à droite et à gauche, les jeunes enfans debout par respect, les autres sur des chaises. Un peu en arrière, les eunuques en grande tenue se tenaient adossés au palais. Lorsque tous étaient à leur place, les plaisirs de la soirée commençaient. On versait le café et les sirops, et l’on amenait un orgue de Barbarie colossal, si grand que la princesse Salmé n’a jamais vu son pareil en Europe. Un esclave tournait la manivelle, et le sultan écoutait d’un air sévère. Une boîte à musique alternait quelquefois avec l’orgue, ou bien une aveugle chantait des airs arabes. Au bout d’une heure et demie, Sejjid-Saïd se levait et rentrait. C’était le signal de la dispersion. La soirée du lendemain