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qu’il fallait deux nègres vigoureux pour les porter. Les petits poissons n’étaient acceptés que par paniers, et la volaille par douzaines. La farine, le riz et le sucre ne se comptaient aussi qu’en gros, au sac, et le beurre, qu’on faisait venir du Nord à l’état liquide, ne se comptait que par cruches d’environ un quintal. » De longues files de porteurs déchargeaient brutalement sur le sol leurs paniers de fruits, dont la moitié était écrasée du coup. On se heurtait un peu partout à des barbiers en plein air, à des porteurs d’eau, à des eunuques affairés. Les arrivans se frayaient un passage comme ils pouvaient et gagnaient les deux grands escaliers, mais la cohue y était si pressée qu’on mettait souvent une demi-heure à atteindre le premier palier.

L’heure solennelle qui décide des toilettes d’une année a enfin sonné. Une nuée d’eunuques court chercher les paquets, et les dernières minutes d’attente paraissent éternelles. Le grand moment arrive pourtant, comme tous les momens de ce monde, désirés ou redoutés; il est venu, il est passé. On crie, on pleure, on rit; on développe et on déplie ; on interpelle et on se précipite; l’agitation devient folle, car il s’agit à présent d’échanger des morceaux de ses pièces d’étoffes, de ses franges, de ses dentelles, contre d’autres morceaux, afin de varier ses ressources et de panacher ses costumes. Le sol est couvert d’étoffes déployées, de brimborions, de femmes accroupies, armées de ciseaux et coupant avec tant d’ardeur, qu’elles entaillent parfois leurs vêtemens. Les ressentimens et les désespoirs s’exhalent dans le même temps en paroles peu mesurées. Il s’écoule deux semaines avant que le harem ait repris sa physionomie accoutumée.

Le sultan achevait de vider ses magasins à la fin du grand jeûne. On sait que le ramadan dure trente jours, pendant lesquels il est défendu d’avaler quoi que ce soit, aussi longtemps que le soleil est sur l’horizon. « Il vous est permis de boire et de manger, dit le Coran, jusqu’au moment où vous pourrez déjà distinguer un fil blanc d’un fil noir. A partir de ce moment, observez strictement le jeûne jusqu’à la nuit. » Dans la ville de Zanzibar, un coup de canon avertit le matin les fidèles que l’on distingue un fil blanc d’un fil noir. « Celui qui est en train de manger, ajoutent les Mémoires cesse sur le champ. Celui qui a saisi un verre, afin d’étancher une dernière fois sa soif, le pose sans y avoir goûté. » Jusqu’au soir, le bon musulman « ne doit même pas avaler exprès sa salive. » Sous ce ciel enflammé, la privation d’eau pendant quatorze ou quinze heures n’est pas une petite pénitence.

Il en est du jeûne des mahométans comme du carême des chrétiens. Le riche fait avec le ciel des accommodemens, et il y a le bon jeûne, comme il y a le bon maigre. La haute société de Zanzibar