Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les souffrances des convois d’esclaves sont réelles. Il est certain qu’il meurt quantité de ces pauvres diables en route. Mme Ruete comprend la pitié qu’ils nous inspirent. Elle la partage, s’attendrit avec nous, et tout à coup déroute le lecteur par un point de vue entièrement nouveau. Elle demande que les bonnes dames des sociétés anti-esclavagistes, qui tricotent avec tant de zèle des bas de laine pour des peuples qui vont tout nus, réservent un peu de leur compassion, devinez pour qui? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille : pour les conducteurs des convois. Voilà d’honnêtes marchands qui ont peut-être mis toute leur fortune dans une caravane d’esclaves, qui partagent ses fatigues, qui ont chaud et soif avec elle, qui sont ruinés si elle crève, et personne ne pense à eux que pour les vilipender. Le chrétien n’a vraiment pas le sens de la justice, et comme il a perdu, d’autre part, le sens de la honte du travail, il est inutile d’attendre de lui un jugement équitable sur l’esclavage. Qu’il consente du moins à ne le supprimer que peu à peu ; qu’il laisse à l’Arabe le temps de chercher un autre expédient; qu’il renonce surtout à l’idée grotesque de faire accepter la loi du travail par les rois de l’humanité. Ce n’est pas la princesse Salmé qui conseillerait aux siens de courber la tête sous cette loi exécrable. Elle en a trop pâti depuis que, ruinée par les gens d’affaires allemands, elle traîne une existence mesquine et humiliée.

Elle songea à retourner dans son pays, et n’osa pas. Il lui revint une lueur d’espoir au printemps de 1875, en lisant dans le journal que son frère Sejjid-Bargasch, sultan de Zanzibar par la mort de Madjid, se préparait à visiter l’Angleterre. C’était pour lui qu’elle avait conspiré jadis, pour lui qu’elle avait fait tuer ses meilleurs esclaves et bravé la disgrâce : il était impossible qu’il la repoussât lorsqu’elle viendrait à lui en suppliante. Puis, le gouvernement anglais, qui avait si obligeamment dérangé un bateau de guerre pour dénouer son petit roman, le gouvernement anglais ne pouvait l’avoir oubliée. Elle courut à Londres et vit qu’en effet elle n’était pas oubliée. Il convenait à présent à la politique britannique d’effacer le souvenir d’un incident équivoque, pénible pour l’amour-propre d’un souverain ami. On n’avait pas besoin de se gêner avec Mme Ruete. Sir Bartle-Frere lui signifia brutalement que son gouvernement n’entendait pas « qu’on ennuyât leur hôte avec des affaires désagréables. « Il lui promettait au surplus monts et merveilles pour ses enfans, à condition qu’elle retournât en Allemagne sans essayer de voir son frère. Elle le crut, se rembarqua, ne reçut rien et perdit du coup « la foi et la confiance aux hommes. »