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transatlantique. Bref, « l’Amérique a trop longtemps réchauffé dans son sein le virulent reptile de l’immigration. »

Sauf l’exagération manifeste du langage, ce revirement complet d’opinion n’a rien que de naturel. M. Blaine, à propos de la question des tarifs, affirme que l’égoïsme éclairé en est la clé[1]. Sa remarque s’applique fort bien à l’importation humaine, tour à tour encouragée ou combattue selon les intérêts du moment.

La tourmente révolutionnaire européenne, le surcroît de population et de production, le service militaire universel, l’augmentation progressive des dettes publiques et des impôts, l’insuffisance alléguée des salaires, résultant de la concurrence acharnée, le bon marché des transports et la rapidité des voyages, toutes ces causes multiples contribuent à jeter en Amérique une armée grandissante de mécontens cosmopolites, qui se chiffrent déjà par 700,000 ou 800,000 chaque année. Les optimistes affirment que cette formidable immigration s’assimilera. Suivant eux, les États-Unis ont l’estomac assez robuste pour la digérer, quitte à éprouver quelque sensible malaise. Bien des observateurs de sang-froid croient à un véritable péril, surtout si l’envahissement ne s’arrête pas. Outre les repris de justice, toujours nombreux dans ses rangs, l’immigration fournit les plus gros contingens aux statistiques du crime comme du paupérisme, et par la contagion de l’exemple favorise encore le recrutement des « classes dangereuses. » L’ignorance absolue des règles de la liberté constitutionnelle expose fatalement les nouveaux-venus à servir de jouets ou d’instrumens aveugles aux corrupteurs et aux intrigans de tous les partis. L’avenir des institutions démocratiques se trouve ainsi compromis par la perversion du suffrage populaire, leur unique base. Déjà les trois quarts des cabaretiers et débitans de boissons, qui forment un grand potentiel électoral, sont étrangers; 75 pour 100 des immigrans se portent vers l’Ouest. Bientôt l’élément exotique prédominera dans ces contrées, dont l’influence paraît devoir être décisive sur les destinées de la république.

La science et l’hygiène se préoccupent de la question. Que deviendra la race anglo-saxonne, par trop mélangée de croisemens hétéroclites[2]? Les lettrés s’en inquiètent. Quel langage parlera-t-on

  1. Blaine, Twenty years of Congress.
  2. Il y a quarante ans déjà, le patriotisme en éveil des Américains de bonne souche signalait le danger. En 1852, le général Scott raconta dans un banquet qu’à l’époque où il était maître de Mexico et de tout le pays, la grande majorité des Mexicains désiraient vivement leur annexion aux États-Unis. Pour préparer ce résultat, on offrait au général la présidence avec 250,000 dollars (1,250,000 francs) par an. « Mais, dit-il, je n’étais pas d’avis d’annexer le Mexique. Je répugnais à l’idée de voir 8 millions d’hommes, dont 7 de races inférieures (Indiens et métis), se mélanger à notre race anglo-américaine. Et puis j’avais dans le cœur l’amour du sol natal. A tout je préférais mon pays et ses institutions. J’ai voulu revenir y mourir eu leur restant fidèle, et me voilà. » (Lieber, On civil Liberty and Self-Government.)