Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas engagés d’avance, condition qui paraîtrait contraire au bon sens, si elle ne s’expliquait par la crainte de voir les patrons faire venir d’Asie ou d’Europe des travailleurs à vil prix pour remplacer leurs ouvriers en grève ou trop exigeans. Les Américains proclament la fraternité humaine en général, mais, en particulier, ils se réservent le choix des frères.

D’ailleurs, le paupérisme et l’ignorance ne sont pas les seuls motifs d’exclusion. Sous prétexte de landlordisme aristocratique et féodal, les susceptibilités républicaines repoussent également les étrangers instruits, honorables et fortunés, qui viennent acheter des terres dans l’Ouest, afin de s’y livrer en grand au fermage ou à l’élevage le plus innocemment bucolique et le plus conservateur possible. Le congrès a été instamment invité à édicter les lois nécessaires pour empêcher ces aliénations de vastes domaines à des propriétaires exotiques. De sorte que certains immigrans sont éloignés parce qu’ils sont trop pauvres, et d’autres parce qu’ils sont trop riches.

Assurément les Américains trouvent des argumens à faire valoir pour excuser de pareilles mesures. Il n’est pas sans intérêt psychologique toutefois de voir le libéralisme démocratique se transformer, suivant l’occurrence, en rigueurs économiques ou personnelles, et emprunter aux anciens systèmes les entraves réglementaires les plus décriées.

Le laisser-aller de la vie politique et sociale était inoffensif et la fraternité facile, tant que l’Amérique restait rurale, cléricale et peu peuplée. Mais sa situation a changé profondément ; l’idylle évangélique des pères pèlerins et des premiers colons se perd dans le lointain. L’agriculture, cette force musculaire calme et puissante de la démocratie conservatrice, n’est plus aussi en honneur qu’autrefois, surtout dans les états de l’Est, dont les fermes commencent à être désertées. Détail à noter : les petits propriétaires agricoles sont beaucoup moins nombreux aux États-Unis qu’en France, où de temps immémorial l’agriculture se plaint de manquer de bras[1]. Le commerce, l’industrie, la spéculation, attirent les masses par l’appât d’une richesse plus facile et plus rapidement conquise. A peine si les habitans des villes, centres d’irritabilité nerveuse, figuraient pour un vingtième parmi la population totale des États-Unis en 1820. Ils en forment aujourd’hui plus du quart. C’est dans les bas-fonds des cités industrielles et commerciales que se réfugient la misère et le vice, cortège fatal des civilisations avancées. Les plus mauvais élémens du pays s’y concentrent, et

  1. D’après le recensement général de 1880, les États-Unis comptent à peine 3 millions de propriétaires ruraux contre 5 millions au moins pour la France.