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espérer, au besoin, son assistance militaire, et le roi Guillaume n’eût pas franchi le Rhin, si, à Ems, au mois de mai 1870, l’empereur Alexandre ne s’était pas formellement engagé, en présence du comte de Bismarck, à tenir en échec le Danemark, l’Autriche et l’Italie. — En 1859, le cabinet de Pétersbourg faisait payer à l’Autriche son ingratitude pendant la guerre d’Orient, et en 1870, il se vengeait de la Crimée et surtout de la Pologne, dont nous avions encouragé le soulèvement, oublieux de l’entrevue de Stuttgart et des services rendus pendant la guerre d’Italie.

Les événemens engagés, et l’Autriche aux prises avec la France, l’attitude du ministre russe, si nette, presque militante au début, se tempéra insensiblement. La vengeance ne pouvait plus lui échapper. Déjà il avait obtenu satisfaction sur un point essentiel : le comte de Buol lui avait été brusquement sacrifié, et François-Joseph, pour désarmer l’empereur Alexandre, lui avait envoyé le prince Windischgraetz, persona gratissima à la cour de Pétersbourg, car, pendant la guerre de Crimée, il n’avait pas cessé de plaider, dans les conseils de son souverain, la cause de la Russie. « Nous n’aurions, disait le prince Gortchakof d’un ton triomphant, peu fait pour rassurer notre diplomatie, qu’un doigt à remuer, qu’un clignement d’œil à faire pour que l’Autriche se mit à notre discrétion. » Les dépêches du duc de Montebello bientôt allaient devenir presque alarmantes ; le langage du prince Gortchakof n’avait plus rien d’encourageant. L’Allemagne le préoccupait chaque jour davantage, et il n’augurait rien de bon de l’Angleterre. Loin d’impressionner les cours allemandes par une attitude menaçante, il se bornait à leur donner, amicalement, des conseils de modération et de prudence. « Les nouvelles de Francfort sont mauvaises, nous disait-il ; la Prusse résiste encore, mais visiblement elle cède du terrain, et le prince-régent pourrait bien être entraîné. Vous ne sauriez être trop prudens, ajoutait-il, placés comme vous l’êtes entre la neutralité équivoque de l’Angleterre et la neutralité menaçante de l’Allemagne, prête à se transformer, d’un jour à l’autre, en état de guerre ouverte. »

« — Le moyen le plus sûr de calmer les passions des gouvernemens allemands, répondait notre ambassadeur, ne serait-il pas de ne leur laisser aucun doute sur l’intervention éventuelle de la Russie ? — Notre but, répliquait le ministre du tsar, assurément est d’arrêter l’Allemagne et de fortifier la Prusse contre ses entraînemens par nos conseils ; mais aller plus loin serait le dépasser. »

Sorti de son recueillement, le prince Gortchakof se constituait en quelque sorte juge du camp et donnait des conseils à tout le monde ; s’il recommandait l’abstention aux Allemands, il nous engageait vivement, pour ne pas effaroucher son maître et perdre ses