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de sa belle-mère, l’impératrice Fausta : les éléments essentiels du récit sont de part et d’autre singulièrement semblables. M. Kern a justement remarqué que le supplice des deux reines mourant, l’une dans le feu, l’autre dans un bain brûlant, est fort analogue; que la cruelle habitude de crever les yeux appartient tout particulièrement aux mœurs byzantines. Nous n’avons, du reste, aucune donnée précise sur le temps où ont été rédigés les livres qui nous ont transmis la légende de Kounâla. Il se peut fort bien qu’elle ait été importée. Mais la question des emprunts réciproques entre l’Inde et l’Occident est de celles qu’une critique sage ne tranche pas avec la promptitude et la sécurité de certaines curiosités impatientes. Il en faut mieux mesurer les difficultés.

Quoi qu’il en soit, le problème ici est assurément piquant, surtout dans les conditions où il se pose. Le rôle de Constantin et le rôle d’Açoka révèlent de curieuses similitudes. L’un et l’autre, en étendant pour la première fois la faveur royale sur une grande religion jusque-là persécutée ou du moins combattue, ont jeté les assises définitives de sa puissance. Entre leurs actes, leurs sentimens, leur langage, le parallèle se laisserait pousser loin. Mais ils appartiennent à des milieux, à des âges si différens, qu’il serait plus aisé qu’instructif. Le christianisme fait avec le passé classique une rupture hardie, radicale. Issu d’une vue un peu molle de la vie, inspiré par une sorte de découragement qui n’est pas sans douceur, le bouddhisme, quelle qu’ait été l’étendue de son empire, ne saurait lui être sérieusement comparé ni pour la profondeur de son action, ni pour l’impulsion féconde imprimée à la pensée et au progrès des hommes. Tout, dans le monde indien d’où il sort, est plus rudimentaire, la civilisation a traversé moins de crises, l’esprit ne s’est pas élevé à la même possession consciente de soi qu’en Occident. Il n’y a aucune apparence qu’Açoka ait été par les facultés politiques l’égal de Constantin. Peut-être reprendrait-il l’avantage par la hauteur et la sérénité du sentiment moral. Mais ceci n’est point un panégyrique. Il nous importe non d’exalter le passé, mais de le comprendre. Ce n’est pas une admiration sans mélange, c’est un intérêt sympathique que j’ai voulu réclamer pour le vieux roi indou. Ou je me trompe, ou l’on ne saurait sans injustice le marchander à l’homme, à son œuvre et à ses monumens.


EMILE SENART.