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mettre en relief les traits curieux, plaisans, originaux, caractéristiques du monde où il nous introduit. »

Ce monde rustique, qu’il a vu de près, nous est montré en effet avec toute sorte de traits expressifs où se reflètent l’humeur, les instincts, le tour d’esprit, et aussi la façon de vivre des campagnards. Un tel portrait laisserait un vide considérable. Si ces paysans ressemblent aussi peu que possible à ceux que l’idylle et les romans nous ont représentés sous des couleurs embellies et fardées, ils ne diffèrent pas moins du type triste et misérable, à moitié bestial, qu’a tracé La Bruyère, et dont on a un peu abusé en le citant comme s’il équivalait à lui seul à toute la réalité. Ce type peut se rapporter aux plus malheureuses contrées de la France, ou aux temps de famine et de guerre; il n’en a pas moins sa contre-partie dans le paysan gai, éveillé, sujet sans doute à des misères, mais en portant le poids plus allègrement qu’on ne se l’imagine, quand ce poids n’était pas intolérable, et, pour tout dire, ayant ses bons quarts d’heure, ou mieux encore ses intervalles prospères assez prolongés. Ces périodes peuvent être désignées : on cite le règne d’Henri IV et une partie des règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Certaines années du règne de François Ier, qui correspondent au moment où écrit Du Fail, peuvent y être mises aussi, surtout dans quelques provinces. M. de La Borderie remarque particulièrement que le siècle compris entre le mariage de la duchesse Anne et les guerres de la Ligue (1491 à 1589) a été pour la Bretagne une ère de grande prospérité. Il peut ajouter que, si les documens historiques en fournissent la preuve, c’est en quelque sorte la preuve morte, pour la classe rurale surtout, et que la preuve vivante manquerait sans cette peinture. Mais n’est-ce pas paraître trop restreindre la portée d’une telle information que de définir seulement les Propos rustiques, une curieuse étude de mœurs locales, une vue d’après nature de la vie champêtre dans un petit coin de cette province? Suffit-il d’affirmer que les tableaux et les récits de Du Fail, « œuvre d’imagination dans la forme, dans le style, dans l’agencement de la composition, ne sont au fond que la description et la chronique de deux petits cantons de la campagne bretonne, qui ont pour centres, l’un Château-Létard et l’autre La Hérissaie? » Cela est vrai pour le cadre, comme l’auteur de ces remarques a pu lui-même le constater en retrouvant dans les anciens registres paroissiaux de Saint-Erblon et de Noyal-sur-Seiche, de Pleumeleuc, de Cloyes et de Saint-Gilles, beaucoup de personnages qui figurent dans les Propos rustiques. Il a pu retrouver aussi sur la carte et sur le sol tous les sites et tous les lieux, même ceux que Du Fail désigne sous des pseudonymes. Mais c’est à tort qu’on attribuerait un caractère exclusivement