si sensible, qu’elle n’avait pu endurer en face l’iniquité et la bassesse humaines? Ou bien encore était-ce l’éloignement de sa patrie,.. l’absence d’êtres particulièrement aimés qui l’avaient meurtri de la sorte?
Absorbé par ces pensées, je m’en retournais du côté de la ville, quand j’entendis un cri prolongé :
— Kaal arè, kaal dohor !..
Je ne compris point, tout d’abord, d’où partait cette exclamation ; mais comme les cris devenaient de plus en plus clairs et intenses, j’avisai que ce devait être de l’autre côté du taillis.
— Kaal arè, kaal dohor!.. répétait l’homme en détresse.
A l’accent particulier de cette voix, je reconnus bientôt que celui qui criait n’était ni Russe, ni Yakoute, mais certainement un simple paysan mazovien, récemment arrivé, car nul qu’un habitant des environs de Varsovie n’eût été capable de prononcer de cette façon ces trois mots si sonores en langue yakoute, et qui se disent :
— Kèl erè, dohor! (Arrive ici, frère!)
Je me rapprochai et vis, au-delà du buisson, à l’extrémité d’un pont jeté sur un bras herbeux de la Lena, un homme, en costume de déporté, qui interpellait avec force gestes un naturel du pays. Mais le soupçonneux Yakoute fuyait à toutes jambes entre les hautes herbes.
— Kaal arè!.. sang de chien!.. lui jeta encore le paysan. — Et comme l’autre ne se retournait même pas, le Mazovien se mit à l’invectiver en sourdine :
— Ah!.. que tu crèves, vapeur de chien! Ah! que tu enfles, fils de chienne !
M’apercevant soudain, il se tut.
Et comme je le saluais en polonais d’un : — Dieu soit loué!
— Jésus ! s’écria-t-il avec un soubresaut étonné ; et il ajouta : — Mais d’où tombez-vous donc, monsieur?..
C’était un déporté politique arrivé depuis peu. Il me conta en son patois zézayant qu’il avait habité d’abord les environs de Yakoutz, mais qu’étant venu en ville pour chercher du travail dans les mines d’or, on l’y avait engagé comme conducteur de bestiaux. En ce moment il essayait, tout seul, de rassembler son troupeau épars dans la prairie; et, n’y pouvant parvenir, il attendait une personne de bonne volonté pour l’y aider. Je lui rendis promptement ce service.
Quand les bœufs eurent passé l’eau, et que nous les vîmes marcher en bon ordre devant nous, nous causâmes un peu. Je lui demandai d’abord chez qui il s’était logé à Yakoutz.
— Mais chez Kowalski, donc! me dit-il.