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C’est surtout en matière de politique qu’on peut dire que la prescription est un moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps. Le code civil ajoute : sous les conditions déterminées par la loi. Mais en ce qui concerne la justice internationale, il n’y a pas de loi, et on ne peut déterminer les conditions que doit remplir un détenteur de territoire pour acquérir le droit de ne plus être troublé dans sa jouissance ni inquiété dans sa possession. Ea res agatur, cujus non est possessio longi temporis, dit le droit romain. Mais qui dira combien d’années doivent s’écouler pour éteindre les dettes d’un conquérant, pour justifier une usurpation, pour transformer un voleur de grand chemin en propriétaire honorable et légitime? Il n’y a pas un seul pays en Europe ou ailleurs qui ne possède des provinces acquises jadis par dol, par fraude ou par violence, et des arbitres qui voudraient tout remettre sur le pied de la justice naturelle devraient refaire le monde et l’histoire universelle. Ils seront parfois aussi embarrassés qu’un expert nommé d’office pour accommoder le différend du saint-siège et du saint-empire romain. « Certes, les papes eurent raison de se croire le droit de donner l’empire et même de le vendre, a dit un historien, puisqu’on le leur demandait et qu’on l’achetait, et puisque Charlemagne lui-même avait reçu le titre d’empereur du pape Léon III. Mais aussi on avait raison de dire que Léon III, en déclarant Charlemagne empereur, l’avait déclaré son maître, que ée prince avait pris les droits attachés à sa dignité, que c’était à son successeur à confirmer les papes et non à être choisi par eux. Le temps, l’occasion, l’usage, la prescription, la force, font tous les droits. »

Si l’examen des pièces les embarrasse, s’ils n’ont à invoquer aucun texte qui ne donne matière à controverse, les arbitres, dira-t-on, en seront quittes pour juger selon l’équité et selon leur bon sens. Mais quand il s’agit de grands intérêts nationaux, on ne s’en remet pas facilement à son bon sens ; on éprouve le besoin de fonder ses jugemens sur quelque principe général et de s’autoriser par des maximes. Qu’à cela ne tienne! les arbitres conformeront leurs décisions à l’esprit de leur siècle, ils s’inspireront des doctrines qui ont le plus de cours aujourd’hui. Malheureusement, ces doctrines sont fort diverses et souvent contradictoires et toujours contestables. Au vieux système d’équilibre européen, qu’on trouvait trop empirique, trop terre-à-terre, et qui pourtant avait rendu de grands services sinon à la paix de l’Europe, du moins à sa liberté, on a voulu substituer des maximes plus nobles, plus relevées, plus humaines, plus dignes d’un siècle de civilisation et de lumières. En cent ans, on a inventé trois principes de politique internationale, et il s’est trouvé que ces trois principes engendraient des conséquences