Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pierre philosophale : il n’existe pas plus que le souverain carré ou le souverain cramoisi. Et puis chacun a sa façon particulière d’être heureux, comme chacun a sa couleur favorite. Il y a des peuples qui se passent à merveille de la liberté ou qui réussissent à se la procurer telle qu’ils l’aiment dans un état de choses qui nous paraîtrait la pire des servitudes. Telle nation tient plus à ses coutumes, à ses usages, à ses traditions, à ses vieilleries, à ses préjugés héréditaires qu’à tous les droits de l’homme et à toutes les métaphysiques sociales. Telle autre s’accommode d’un souverain absolu, lui abandonne volontiers l’administration des affaires de l’état, pourvu qu’il permette aux petites gens de s’occuper des affaires de leur village et de les gérer selon les règles que leur ont léguées leurs pères. Imposez à telle province russe les libertés dont jouit un citoyen américain, elle se sentira moins libre et moins heureuse.

La France révolutionnaire rencontra de vives et opiniâtres résistances, et tout étonnée, elle s’indigna de ses déceptions. Elle eut affaire à des peuples qui, à toutes les félicités qu’elle leur proposait, préféraient leur antique malheur tourné en habitude. Possédée de la fureur d’avoir raison, elle jura de les rendre libres et contens malgré eux. Elle avait promis de respecter leur indépendance ; elle découvrit que, pour les affranchir, il fallait les prendre. Elle décréta l’enthousiasme obligatoire et universel ; quiconque restait froid fut traité en suspect et en ennemi. « c’est parce que je veux la paix que je demande la guerre, avait dit Clootz. Savez-vous quel est le plus redoutable des pamphlets? les assignats. Inondons leurs provinces de nos assignats à l’aide de nos armées. Les cases du damier de la France seront augmentées de douze cases nouvelles, dont le rebord sera le Rhin, et le sommet les Alpes. » Et ce fut ainsi que la politique de propagande, qui semblait neuve, se changea subitement en une politique de conquête, vieille comme le monde.

La sainte-alliance fut la contre-partie de la révolution française. Elle proclama, elle aussi, la solidarité du genre humain et des intérêts de l’Europe; mais la révolution avait travaillé à rendre les peuples heureux, et ce fut surtout du bonheur des rois que s’occupèrent les souverains alliés. Par l’article 6 du traité du 20 novembre 1815, ils s’étaient engagés « à tenir à des époques déterminées, soit en personne, soit par l’entremise de leurs ministres, des réunions consacrées aux grands intérêts communs et à l’examen des mesures jugées les plus salutaires pour le repos et la prospérité des peuples comme pour le maintien de la paix. » S’ils parlaient quelquefois de la prospérité des peuples, ils parlaient plus souvent « des bons principes, de la nécessité de restaurer partout l’autorité