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Il en résulta que cet animal raisonnant, pourvu de mains industrieuses, d’une tête capable d’abstractions, d’une langue assez souple pour les exprimer, et qui connaissait vaguement au moins l’honneur et la justice, forma un genre de troupeau tout particulier. Le bouvier, comme le remarque Platon, se charge lui-même de nourrir ses bœufs, de les abreuver, de les soigner dans leurs maladies, de présider à leurs accouplemens, de leur procurer même d’agréables distractions en leur faisant entendre la musique qui leur plaît. Mais l’homme étant une bête beaucoup plus compliquée, beaucoup plus artificielle que toutes les autres, il a besoin d’un maitre qui, laissant à d’autres le soin de le nourrir, de le guérir, de le bercer par des chants, ne se réserve que le soin de le gouverner. Si ce maître était un sage, le troupeau vivrait toujours dans l’ordre et dans la paix. Malheureusement les hommes préfèrent leurs passions à leur raison, ils recherchent ceux qui les flattent, et il s’ensuit que ce n’est pas la sagesse qui gouverne les sociétés humaines, que c’est la force aidée de la ruse, et que, comme le dit expressément Platon, la guerre est une partie essentielle de l’art politique. Ainsi raisonnait ce grand penseur. Il prenait la politique pour ce qu’elle est, et en particulier il goûtait peu le principe des nationalités, qu’on avait déjà inventé de son temps et qui enfanta la guerre du Péloponnèse. Il trouvait que l’orgueil de race est la pire des sottises ; il se permettait de croire que les Égyptiens, les Perses et tous ceux qu’on appelait les barbares étaient bons à fréquenter, et tout Athénien qu’il fût, il faisait cas des Doriens, il pensait que ces grands batailleurs, passionnés pour les jeux gymniques, qu’on reconnaissait à leurs oreilles déchirées ou saignantes, étaient des hommes qui en valaient d’autres, et on l’accusait de laconiser.

De l’aveu de Platon, toute politique qui ne part pas du principe que l’homme n’est qu’un animal perfectionné risque fort d’être une utopie et conduit aux déceptions. Mais si les peuples n’ont qu’une raison intermittente, s’il faut renoncer à les dégoûter à jamais de la guerre, on peut combattre leurs passions par leurs intérêts et les rendre pacifiques par calcul autant que leur nature le comporte.

Il en va de même de l’esclavage ; il est moins utile d’en décréter l’abolition que de créer des intérêts qui lui soient contraires. M. Savorgnan de Brazza, ce conquérant pacifique du Congo français, comme l’appelait M. Gréard, me disait l’autre jour qu’il attendait peu de certains projets de croisade contre la traite. Il estime que les gouvernemens qui affectent de les encourager le plus se promettent d’y trouver leur profit, qu’il faut se défier de