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II.

Aux cultes étrangers, la Russie applique le système du refoulement après celui du cantonnement. À la propagande orthodoxe, aucun encouragement n’est refusé. Tout lui est licite. Laïque ou ecclésiastique, chacun doit lui laisser le champ libre. Pour lui venir en aide, il existe des sociétés patronnées par la famille impériale. Les missions russes sont une entreprise politique autant que religieuse. Hormis la violence matérielle, le gouvernement met à leur service tous les stimulans dont il peut disposer. Chaque année, le haut-procureur du très-saint-synode publie le bulletin des victoires des armes orthodoxes sur des adversaires préalablement désarmés. Le Christ a dit : « Vous serez des pêcheurs d’hommes ; » la Russie a soin d’amorcer les lignes de ses apôtres. Naguère encore, en Asie, en Europe même, on attirait les hétérodoxes avec des promesses de concessions de terres ou d’exemptions d’impôts. Dans un pays où tout vient du gouvernement, chacun comprend de reste l’avantage d’appartenir à l’église du tsar. Il y a des récompenses pour les convertisseurs comme pour les convertis : ces exploits spirituels ont été tarifés. Tout chrétien ayant fait baptiser cent juifs ou infidèles a droit à l’ordre de Sainte-Anne.

On devine les résultats d’un pareil mode de propagande. La plupart des conversions enregistrées par l’église impériale sont tout extérieures. La Russie en est, en religion, au règne des apparences, qui, en toutes choses, est le grand obstacle à ses progrès. Parmi les fidèles inscrits sur les livres métriques du pope, beaucoup ne sont orthodoxes, beaucoup même ne sont chrétiens que de nom. Ils sont moins les adeptes que les prisonniers de l’église. Pour un grand nombre, l’orthodoxie n’est qu’une sorte de servage sanctionné par la loi : comme jadis les paysans à la glèbe, ils sont fixés à l’église, krépostnye, comme on dit en russe, et, cette fois, c’est bien le servage des âmes (douchi). Parmi les convertis dénombrés, depuis un siècle, dans les rapports officiels, il en est des milliers dont, après deux ou trois générations, les descendans s’obstinent encore à pratiquer le culte de leurs pères. De l’aveu des missionnaires et du haut-procureur, les prosélytes sont souvent plus difficiles à retenir dans l’église qu’à y faire entrer. Parmi ses conquêtes sur la réforme, sur Rome, sur la synagogue, sur Mahomet, sur le Bouddha, l’abandon, secret ou public, de la foi impériale est fréquent. Les nouveaux-venus à l’orthodoxie se trouvent dans la situation des raskolniks que la loi enchaîne à l’église. De là de faux orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes. Le prosélytisme officiel est pour le culte national un principe de corruption. L’hypocrisie est