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pour ce qui est de la seconde propriété, l’intelligence, il semble absolument impossible de la déduire a priori. Spinoza lui-même, malgré l’intrépidité de sa logique, a été obligé de prendre pour axiome cette proposition : l’homme penne, pour conclure qu’il y a une pensée divine. Lamennais croit au contraire pouvoir affirmer a priori que l’être suppose non-seulement une force, mais encore une forme ; car l’être indéterminé n’est rien, et, s’il était sans forme, il ne serait pas. Soit encore ; mais de là à l’affirmation d’une intelligence, il y a encore un abîme. Lamennais le franchit il l’aide de cette proposition, que l’être déterminé, c’est-à-dire ayant une forme, est par là même intelligible ; or on ne peut être intelligible que pour une intelligence ; et Dieu étant le seul être il faut qu’il soit lui-même cette intelligence, autrement il ne pourrait pas être appelé intelligible. Mais peut-on voir dans ce raisonnement autre chose qu’une pétition de principe ? Sans doute, s’il n’y a pas d’intelligence, il n’y a pas d’intelligible. Mais est-il nécessaire que l’être soit intelligible, si par hypothèse il n’y a pas d’intelligence ? Il serait forme et voilà tout. Même faute de raisonnement pour la troisième propriété ; il faut, dit Lamennais, un principe d’union pour lier entre elles les deux premières propriétés. Soit encore ; admettons cela a priori. Mais qui vous a appris que ce principe d’union est l’amour, et que savez-vous de l’amour, si ce n’est par la conscience qui découvre en nous-mêmes cette faculté ?

Lamennais, après avoir posé ces trois propriétés, et être parti de l’un-triple, fait un pas important en transformant cette triade en trinité. C’est ici que se fait sentir l’influence théologique et chrétienne, et il est permis de penser que la première partie de son ouvrage appartient encore à la période de sa vie croyante et catholique. Cette triplicité devient une trinité, par cette affirmation que les trois attributs de l’être ne sont pas seulement des propriétés ou des attributs, ce sont des personnes : « Car, dit-il, ces propriétés, étant individuellement distinctes, sont des personnes. » Mais cette raison est-elle suffisante ? Les trois attributs ne sont-ils pas distincts en l’homme aussi bien qu’en Dieu, et peut-on dire cependant que nos trois facultés sont trois personnes ? D’un autre côté, y a-t-il quelque raison de croire que ces attributs sont en Dieu plus distincts qu’en nous-mêmes ? et, au contraire, tous les théologiens ne sont-ils pas d’accord pour déclarer avec Aristote que Dieu est acte pur, et que, par conséquent, la distinction des attributs est on lui logique et non pas réelle. Qu’est-ce que nous appelons une personne ? C’est un moi donc de conscience et de liberté. Or chaque personne divine, chaque attribut divin a-t-il son moi, sa conscience propre ? Qu’on le soutienne théologiquement.