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plus fermes ne se refusaient pas à ces espérances. Ils croyaient innocemment que les réformes politiques et les transformations sociales iraient de soi, sans effusion de sang, sans souffrance, presque sans secousse. Trait caractéristique, c’est toujours de l’humanité qu’il est question, jamais de l’Allemagne. L’idée de la patrie manque à ces réformateurs. Ils croiraient faillir à leur devoir en s’occupant exclusivement de l’Allemagne. Le philosophe, l’homme civilisé, ne voit plus sa patrie que dans l’humanité. Aussi, loin de déplorer que l’Allemagne n’existe pas politiquement; ils s’en félicitent et s’estiment plus heureux par là que leurs voisins. Ils échappent ainsi aux obligations du patriotisme et aux tentations du chauvinisme : ils peuvent se donner tout entiers à leur idéal et se rendre vraiment citoyens de l’univers.

A dire vrai, quand nous parlons de « l’Allemagne » d’alors, c’est une abstraction. Nous devrions plutôt dire, comme notre vieil historien Commines, « les Allemagnes. » Il y avait bien un sentiment national prussien, surtout depuis Frédéric II ; il y avait aussi un sentiment national autrichien. Mais de sentiment national allemand, nulle trace : à peine peut-on excepter quelques écrivains ou quelques barons de l’empire, comme Stein. D’où ce sentiment serait-il venu ? Sur quoi se serait-il fondé ? La vie entière d’un Francfortois, d’un Mayençais, d’un citoyen de Nuremberg ou d’un sujet du prince de Reuss pouvait s’écouler sans qu’il eût une seule fois l’occasion d’éprouver qu’il appartenait à un grand corps dont le nom fût l’Allemagne. Point d’intérêt commun; au contraire, la diversité des monnaies, des poids et mesures, la multiplicité des douanes, les entraves mises au commerce, tout concourait à maintenir l’isolement et à entretenir les défiances. Les petits états se fermaient jalousement à l’influence de leurs voisins plus puissans. Aujourd’hui, on va en quelques heures de Dresde, de Cassel, de Munich ou de Stuttgart à Berlin ; il y a un siècle, l’Allemand du sud ne connaissait guère les Prussiens que par ouï-dire, et loin de les regarder comme des compatriotes, il redoutait, par tradition, d’entrer en contact avec eux. Une série de barrières, étagées les unes derrière les autres, fermait et rétrécissait l’horizon politique des Allemands. Les gens de Cassel, raconte Grimm, considéraient les gens de Darmstadt presque comme des étrangers. C’était en un mot le triomphe complet du particularisme. Encore le triomphe suppose-t-il une lutte, et personne presque ne songeait alors à combattre le particularisme comme une plaie et un danger pour la nation.

Mais les grands mouvemens politiques, ceux mêmes qui ébranlent une nation entière, naissent souvent des efforts d’une minorité qui souffre impatiemment un état dont la masse s’accommode. Y avait-il