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L’oreille elle-même ne croit-elle pas vaguement saisir, dans le souffle qui vient des montagnes, le Procul este profani ! de la Sibylle ? Adieu donc au monde incrédule et profane ! Et à toi, patrie du mythe et de l’allégorie, salut !

À quoi bon voyager, en effet et se faire cahoter, des journées entières, par des sentiers de chèvres, sur un mauvais bat de mulet, le gîte et le couvert restant à la merci de l’hospitalité des klephtes, à quoi bon ces fatigues et ces hasards, sinon pour livrer au moins son esprit à la poésie du décor et des souvenirs, aux émotions, fussent-elles surannées ou factices, qu’apportent avec eux chaque détour du chemin, chaque groupement nouveau des montagnes ou des nuages, chaque progrès du jour qui se lève ou de la nuit qui tombe ? Si l’âme est incapable de faire un généreux appel à ce charme intime des choses, de le ressusciter, au besoin, de s’en imprégner avec délices, plutôt rester chez soi, les pieds dans ses pantoufles et borner son horizon aux cheminées de son quartier.

Notre petite troupe marchait, depuis deux heures, entre des escarpemens dont les crêtes s’élevaient sans cesse, quand un accident, qui pouvait être des plus graves, vint donner, par sa conclusion, comme une preuve tangible à l’idée que nous étions bien vraiment dans un pays de prodiges.

Nous cheminions à la file, au bord d’un ravin, à quelque distance les uns des autres, juchés sur nos bêtes, toujours sans brides pour les conduire, de peur de gêner leur instinct plus sûr que notre coup d’œil, chacun cherchant sur son bât l’attitude la plus propre à ménager ses reins assez éprouvés par huit heures de route. En queue, clopinaient les bagages avec le reste des agoyates.

Il y avait plus de vingt minutes qu’un assez gros oiseau, tantôt précédant, tantôt suivant la colonne, puis disparaissant dans les fourrés du ravin, ou jetant un cri de bravade du haut d’une roche, faisait autour de nous l’office d’un batteur d’estrade. Notre guide, agacé. Dieu sait pourquoi ! de ce manège, avait saisi le mousquet de ses pères et s’était engagé dans le fourré, en invoquant saint Nicolas, quelque chose comme le saint Hubert de la Grèce. Déjà plusieurs coups de feu avaient réveillé tous les échos des alentours. Quant à l’oiseau, sans doute invulnérable, il opposait à ce tapage l’indifférence d’un sourd et continuait allègrement ses promenades. L’agacement est une impression contagieuse, paraît-il ; car un de nos compagnons, muni lui aussi d’un fusil, se sentit, devant ces fanfaronnades, l’envie de se mêler à la chasse et d’apprendre à vivre à ce qu’il se croyait obligé de nommer, étant frais émoulu de Sorbonne, notre oiseau-mouche du coche. Mal lui en prit.