Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/450

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Trois heures ! Nous n’avons donc pas bougé, ou c’est Arachovo qui recule. Le chemin, qui n’est plus même un chemin, devient assez difficile à reconnaître. Deux agoyates marchent en tête. Nous nous régions ou plutôt nos bêtes se règlent sur eux. Tout en marchant, ils chantent, la main dans la main. Ils chantent ces cantilènes pleines de mélancolie que l’on retrouve chez la plupart des peuplades qui, par quelque affinité ethnique ou historique, confinent à la race slave : mélopées nasales, sans rythme distinct, aux chutes soudaines, se relevant par une sorte de hoquet et qui semblent ne jamais finir. Nulle allégresse dans ces chants populaires ; et les airs de danse sur lesquels se forment, dans les villages, les rondes de garçons ou de femmes ont eux-mêmes je ne sais quel accent déchirant pour l’âme autant que pour l’oreille ; musique de races longtemps opprimées et qui reflète dans son caractère quelque chose de l’instabilité d’une vie proscrite et de la monotonie du joug supporté durant des siècles,

La nuit tombe de plus en plus. Les beaux nimbes vermeils sont devenus pourpres, puis violets, puis presque noirs. Le fond du défilé s’obscurcit. L’arc de la lune souvent masqué par les cimes géantes ne nous donne plus qu’une clarté macabre.

Sans nos grelots et nos clochettes, nous prendrions volontiers nos silhouettes pour des fantômes en rupture de sabbat. Aussi bien le Parnasse, dont le sommet reste plongé dans un amoncellement de brouillards, semble un frère païen du Brocken, où Goethe aurait pu, à son aise, transporter le gala méphistophélique de Walpürgis.

Autour de nous, des nuées grises poussées par le vent et planant à des hauteurs inégales servent sans doute de dominos à quelques dieux qui passent, jaloux de leur incognito.

Par une étrange illusion de l’œil, les fragmens de montagnes découpés par ces brumes paraissent monter ou descendre, selon que le profil des nuages s’élargit ou devient plus mince ; les distances n’existent plus ; l’abîme se comble ; l’escarpement se confond avec la nuée, et devant ce va-et-vient de masses chaotiques l’homme interdit se demande s’il ne sera pas emporté tout à l’heure dans l’assomption du Parnasse ou dans la chute de l’Hélicon,

Nous nous arrêtons devant un khani d’aspect assez lugubre. Un khani ! c’est-à-dire un mauvais toit sur quatre murs sans fenêtres, une cour, un hangar, une fontaine. Le reste, c’est le voyageur qui l’apporte. Pourtant la trotte est déjà longue et le but encore loin. — Nous tenons un rapide conseil de guerre : nos lits de camp nous serviraient à la rigueur pour la nuit ; mais nos provisions, largement entamées par les étapes précédentes, ne forment plus les élémens d’un souper passable, encore moins d’un déjeuner même frugal pour le lendemain.