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De magnifiques agoyates, vrais modèles d’atelier, ouvrent la marche. Nos hommes de Livadia ont repris le chemin de Chéronée avec leurs bêtes. Ceux qui leur succèdent sont des gens d’Arachovo, moins paysans qu’athlètes, taillés pour la lutte et la course, et d’une souveraine élégance de formes sous leurs costumes de montagnards.

L’un d’eux, surtout, un gars de vingt-cinq ans, est bien le klephte des Orientales. La tête, petite, évolue fièrement sur de larges épaules ; son nez, qui respire l’éther des cimes parnassiennes, divise une moustache longue et légère. Son œil de milan brille sous des sourcils de pirate. Ses grandes enjambées lui font franchir avec aisance les rochers qui barrent la route, et, tout en roulant une cigarette entre ses doigts, il nous apparaît sur les crêtes, dans une pose dominatrice.

Les vers du poète semblent chanter autour de lui :


… C’est un klephte à l’œil noir
Qui l’a prise et qui n’a rien donné pour l’avoir,
Car la pauvreté l’accompagne.
Un klephte a pour tout bien l’air du ciel, l’eau des puits,
Son bon fusil bronzé par la fumée et puis
La liberté sur la montagne !..


C’est lui, à coup sûr, tel que Victor Hugo l’avait évoqué par les conjurations de son génie tout-puissant.

Nous pressons le pas pour sortir de la brume et, en effet, là-bas, le ciel paraît plus clair. Les murailles du Parnasse s’élèvent dans les nuées grises, et l’Hélicon se découvre par fragmens, à travers le déchirement des voiles.

Un sentiment qui me touche rarement en voyage, c’est la curiosité de savoir. J’ai vu trop souvent mon impression se refroidir et ma joie s’envoler aussitôt qu’il m’arrivait de feuilleter les pages signées Bædecker ou Conti, et je préfère me figurer les choses, plutôt que d’en connaître l’exacte vérité. Encore faut-il, de temps à autre, donner quelques points de repère à l’esprit : ce sont les tremplins du rêve. À tout hasard, j’ouvre donc mon « Isambert » tout en cherchant à contenir tant bien que mal, dans les secousses de la marche, le va-et-vient du volume. Je m’aperçois tout d’abord que le Léthé, sur les bords duquel j’étais tout près de me supposer la veille, coule plus au nord-est, du côté de la Thessalie. Mais loin de regretter mon erreur, je me félicite d’avoir ignoré un détail qui m’eût empêché, à coup sûr, de goûter, comme je l’avais fait,