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On dit que sous le pseudonyme de Léon Bernoux se cache la mère de M. Perronnet, Mme Amélie Perronnet, l’auteur de Ne m’chatouillez pas et autres lieder qui firent les premiers succès de Mme Judic. Pieuse et touchante collaboration : Mme Perronnet tramant pour son fils un canevas innocent, et le jeune homme embellissant de sa filiale musique la poésie maternelle. Je n’ai pas l’honneur de connaître autrement que de vue et le fils et la mère; mais sans rien savoir des circonstances dans lesquelles est né leur commun opuscule, voici comment, tout en l’écoutant, je m’en représentais la genèse. Cette œuvre de famille, avant d’être livrée au public indifférent ou cruel, aura peut-être été jouée le soir au coin du feu, dans un cercle d’amis intimes et bienveillans. Autour du piano, d’un piano droit et de famille aussi, sont assis les hôtes du foyer modeste. Les braves gens, sans être musiciens, ont le goût de la musique. Ils vont parfois à l’Opéra-Comique, surtout depuis qu’il est voisin du Marais; ils connaissent le Domino noir et les Diamans de la couronne, mais ignorent Carmen; les noms d’Inésille, de Pérez, de Catarina, les mots de Sainte-Hermandad et de corrégidor exercent sur leur imagination un prestige encore souverain. Et voici que dans l’œuvre de leurs amis ils retrouvent avec ravissement les mots exotiques et mystérieux : « Enfans de Bohême, muletiers de Murcie. » Alors les familiers de l’humble salon auront vu passer devant leurs yeux facilement éblouis l’Espagne de leurs rêves bourgeois et touchans; ils auront cru entendre sous le ciel andalous les guitares et les castagnettes, et dans les sentiers des sierras « les grelots des mules sonores. » Ils ne sont point blasés comme nous. Ils sont simples d’esprit, dans le véritable sens de la parole évangélique, et nous, les sceptiques, nous envions le contentement naïf de leurs instincts romanesques et doux.

Composée ainsi ou autrement, cette opérette en vaut bien d’autres; elle n’est ni meilleure, ni pire que les productions courantes d’un genre heureusement en décadence. Dans ces deux petits actes, on citerait à la rigueur deux ou trois morceaux agréables : au premier acte, un quintette de Bohémiens qui n’exprime pas mal le charme de la vie errante, fait d’insouciance et de mélancolie; au second, une chanson du tenorino, reprise par le sopranino, nous a rappelé les premières romances d’Hérold, la « robe légère » de Marie. M. Fugère chante aussi des couplets pénétrés d’une sensibilité qui doit faire venir les larmes traditionnelles aux yeux des personnes vraiment bien nées. Et puis, en dépit de l’éducation, des habitudes et des convictions artistiques, en dépit de l’amour du beau, peut-être en raison même de cet amour parfois rassasié, n’arrive-t-il pas de sentir tout au fond de soi-même comme un obscur besoin de l’ordinaire et du médiocre, d’éprouver une sorte de plaisir, ne fût-ce que le plaisir du repos, en face d’œuvres