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obligation d’espèce nouvelle et de portée indéfinie ; l’État, qui auparavant n’avait de créance que sur ses biens, en a maintenant sur ses membres ; jamais un créancier ne laisse chômer ses créances, et l’État trouve toujours des raisons ou des prétextes pour faire valoir les siennes. Sous les menaces ou les souffrances de l’invasion. le peuple a consenti d’abord à payer celle-ci : il la croyait accidentelle et temporaire. Après la victoire et la paix, son gouvernement continue à la réclamer : elle devient permanente et définitive. Après les traités de Lunéville et d’Amiens, Napoléon la maintient en France ; après les traites de Paris et de Vienne, le gouvernement prussien la maintiendra en Prusse. De guerre en guerre, l’institution s’est aggravée ; comme une contagion, elle s’est propagée d’État en État ; à présent, elle a gagné toute l’Europe continentale, et elle y règne avec le compagnon naturel qui toujours la précède ou la suit, avec son frère jumeau, avec le suffrage universel, chacun des deux plus ou moins produit au jour et tirant après soi l’autre plus ou moins incomplet et déguise. Tous les deux conducteurs ou régulateurs aveugles et formidables de l’histoire future : l’un mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, l’autre mettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat : avec quelles promesses de massacre et de banqueroute pour le XXe siècle, avec quelle exaspération des rancunes et des défiances internationales, avec quelle déperdition du travail humain, par quelle perversion des découvertes productives, par quel perfectionnement des applications destructives, par quel recul vers les formes inférieures et malsaines des vieilles sociétés militantes, par quel pas rétrograde vers les instincts égoïstes et brutaux, vers les sentimens, les mœurs et la morale de |a cité antique et de la tribu barbare, nous le savons et de reste. Il nous suffit pour cela de mettre face à face les deux régimes militaires, celui d’autrefois et celui d’aujourd’hui : autrefois, en Europe, peu de soldals, quelques centaines de mille ; aujourd’hui, en Europe, 16 millions de soldats actuels ou éventuels, tous les adultes, même maries, même pères de famille, appelés ou sujets à l’appel, pendant vingt ou vingt-cinq ans de leur vie, c’est-à-dire tant qu’ils sont valides ; autrefois, pour faire le gros du service en France, point de vies confisquées par décret, rien que des vies achetées par contrat, et des vies appropriées à cette besogne, oisives ou nuisibles ailleurs ; environ 150,000 vies de qualité secondaire, de valeur médiocre, que l’État pouvait dépenser avec moins de regrets que les autres, et dont le sacrifice n’était pas un dommage grave pour la société ni pour la civilisation ; aujourd’hui, pour faire le même service en France, 3 millions de vies saisies par autorité, et, si elles se dérobent,