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avoir plus de souci de se faire craindre que de se faire aimer dans sa famille. Ma mère avait grand’peur de lui, dit le prince ; elle accoucha de moi en grand vertugadin, et mourut de même quelques années après, tant il aimait les cérémonies et l’air de dignité. Ce n’était pas la mode alors dans le grand monde d’être bon père, ni bon mari. — On songe involontairement à cet autre grand seigneur qui reprochait à son gendre et à sa fille de s’embrasser devant lui : « Monsieur mon gendre et madame ma fille, ne pourriez-vous descendre tout baisés ? « — Quant à l’éducation de notre héros, on ne saurait rien imaginer de plus décousu : six gouverneurs successifs, abbés, jésuites, gens de guerre écartèlent en tous sens cette jeune âme : le voici moliniste sans le savoir avec les deux jésuites, janséniste avec l’oratorien, et, malgré son bagage ecclésiastique, ne sachant pas un mot de religion à quatorze ans, si bien que, pour faire sa première communion, il doit tout apprendre chez le curé du village, depuis la création jusqu’aux mystères. Malgré tout, il entasse dans sa mémoire une foule de connaissances, qui, à certain moment, lui donneront presque l’air d’un savant : il se pâme sur Polybe, adore l’histoire militaire, devient fou d’héroïsme ; Charles XII, Eugène et Condé l’empêchent de dormir : tout jeune encore, il a entendu la canonnade de Fontenoy, vu, pendant le siège de Bruxelles, trois boulets entrer dans la porte enchère de l’hôtel de Ligne, alors qu’il était sur le balcon. Aussi rêve-t-il de s’échapper de la maison paternelle, de s’enrôler sous un nom supposé, et pour tromper son impatience, il écrit sa première œuvre littéraire, un discours sur la profession des armes. — En 1752, âgé de dix-sept ans, il entre enfin comme enseigne dans le régiment de son père, et, du premier coup, se montre ce qu’il sera toute sa vie, brave entre les plus braves, doué du courage le plus sûr, celui du tempérament soutenu par l’honneur, allant au combat comme à une fête, s’y montrant « ardent d’une jolie ardeur, ainsi qu’on l’est à la fin d’un souper, » regardant une bataille comme une ode de Pindare, y apportant un enthousiasme qui tient du délire. A Catherine II qui lui disait un jour : « Si j’avais été homme, j’aurais été tué avant d’être capitaine ; » il ne craint pas de répondre : « Je n’en crois rien, madame, car je vis encore. » — Joignez-y l’élégance du corps et du visage, la noblesse de l’attitude, l’éclair dans l’esprit, l’exercice prompt, raisonné de la pensée et de la volonté, peut-être même ces facultés stratégiques qui sont en quelque sorte la partie divine de l’art de la guerre ; ses écrits militaires, appréciés par Washington et Napoléon, témoignent d’études approfondies et font regretter que la fortune ne lui ait pas permis de remplir tout son mérite, de risquer les parties suprêmes et ces terribles enjeux d’où dépend le sort des empires.