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les antichambres, les déistes sont dans les salons, et si instruits que le marquis de B… disait : « Je viens de lire un livre si fort contre l’existence de Dieu que je me suis fait déiste. » Un poète n’est ni l’un ni l’autre. Pindare aurait été aussi bon catholique que David était bon juif. — Ligne n’a garde de rappeler le mot d’une admiratrice de d’Alembert sur Voltaire : il est bigot, c’est un déiste ; mais il ajoute adroitement : « La religion catholique doit plaire à celui qui inspire le goût des beaux-arts ; nous lui devons le Stabat de Pergolèse, le Miserere de Lalande, les Hymnes de Santeuil, tant de chefs-d’œuvre en musique, en peinture et en sculpture ; l’église de Saint-Pierre, la Descente de croix d’Anvers, et une autre de ma galerie, par Van Dyck. La mythologie parlait aux passions ; le catholicisme, enveloppé de mystères, parle à l’imagination. » — Et Voltaire de répliquer fort galamment : « Puis donc que vous me faites apercevoir que je suis prophète, je vous prédis que vous serez ce que vous êtes déjà, un des plus aimables hommes de l’Europe, un des plus respectables… Vous jouissez des plaisirs de Paris et vous les faites. »

En trois mots, Ligne a, trente années avant Chateaubriand, opposé à Voltaire le Génie du Christianisme.

A vrai dire, s’il déteste l’irréligion d’Etat et les bigots d’incrédulité, s’il croit au gentilhomme d’en haut, et s’avise un jour de composer un sermon pour apprendre à une bête d’aumônier comment on parle de Dieu à des soldats, sa religion, surtout au début, a des assises peu profondes : « Il faut, dira-t-il, avoir la bonté de croire, de peur de l’ennui, de peur de ces messieurs en iste, comme Catherine Il appelait les pontifes de l’athéisme. Pourquoi ne pas se contenter de la foi de son trisaïeul, qui croyait à la présence réelle de l’Eucharistie ? » — Plus tard, mieux convaincu de la nécessité d’un culte positif, il rencontrera cette belle pensée au sujet des impiétés fanfaronnes : « Tout cela est très joli, quand on n’entend pas la cloche des agonisans… L’incrédulité est si bien un air, que, si on était de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps et de l’esprit. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion. » — En fait, Ligne, sur ce chapitre, ne vaut ni plus ni moins qu’une partie de ses contemporains, sceptiques par tempérament bien plus que par système, qui, n’ayant point la foi du charbonnier, ne prenaient pas le temps de s’élever jusqu’à la foi de Bossuet, se détournaient de la morale du Christ pour courir à la morale du plaisir, mais, estimant que l’impiété n’est point un sentiment aristocratique, se croyaient quittes envers Dieu, s’ils respectaient les décors du culte et mouraient sans fracas de scandale.