tira un fâcheux horoscope pour sa réputation ; il lui propose un asile dans sa petite souveraineté qu’il a en Empire, et où il n’y a ni parlement, ni archevêque, mais les meilleurs moutons du monde. « J’ai, ajoutait-il, des mouches à miel à l’autre habitation que je vous offre ; si vous les aimez, je les y laisserai ; si vous ne les aimez pas, je les transporterai ailleurs ; leur république vous traitera mieux que celle de Genève, à qui vous avez fait tant d’honneur et à qui vous auriez fait tant de bien. »
Rousseau flaira un piège dans cette proposition généreuse ; mais comme son premier mouvement était bon, il vint remercier le prince ; celui-ci n’en croyait pas ses yeux, et Louis XIV n’éprouva pas un sentiment pareil de vanité en recevant l’ambassade de Siam.
Pendant plusieurs heures, Jean-Jacques lui débita ses paradoxes sur ses prétendus ennemis, la conspiration de toute l’Europe, l’avantage d’écrire sur la liberté quand on est enfermé, de peindre le printemps lorsqu’il neige. « Ses yeux étaient comme deux astres, son génie rayonnait dans ses regards. » Ligne lui prouva, sans en avoir l’air, qu’il savait Julie et Saint-Preux par cœur et finit par lui dire : « Plus vous êtes sauvage et plus vous devenez un homme public. » Comme Chateaubriand, Rousseau eut habité une cellule, à condition qu’elle fut sur un théâtre.
Parmi les serrans de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, le prince de Ligne, sauf Arnault et Voisenon, distinguait peu d’hommes de lettres aimables à son gré : il trouve que le président Hénault, pour tout esprit, se contente de manger comme un diable, que Marmontel le seconde à merveille, que Crébillon, le grand garçon du grand homme, vit sur sa réputation de boudoir et de canapé : Saint-Lambert lui paraît taciturne, Mme de Genlis a un tour d’épaule dans l’esprit, Laplace est très lourd lorsqu’il veut être plaisant ; et ainsi des autres. Il est de toutes les lectures de société, tantôt au Palais-Bourbon, tantôt chez la comtesse de La Marck, la marquise de Coigny ou la maréchale de Luxembourg, succède à Louis XV auprès de la Du Barry, va chez Mme Favart, hante presque toutes les actrices célèbres, dîne à l’insu de Voltaire chez Fréron ; soupe chez Julie et Sophie Arnould avec Beauvau, Luxembourg, Coigny, Louis de Narbonne. Boufflers, le duc d’Orléans et le chevalier de l’Isle, son correspondant de prédilection, « le dieu du couplet et du style épistolaire, qui, pour faire croire qu’il dînait avec la reine, le dimanche chez les Polignac, y arrivait le premier au sortir de table. » Il manquait parfois de tact dans la société, par excès d’humour, de familiarité ; mais il écrivait au prince de Ligne des lettres fort amusantes ; dans l’une de celles-ci, il supplie gaîment, son ami de ne point sabrenauder un couplet qu’il a fait l’autre jour pour la