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l’esprit. — Je parie pour l’esprit. » — Un ami de Versailles lui demandant d’être son témoin et de lui prêter pour le combat sa terre de Bel-Œil, il mande cet ordre à son intendant : — « Faites qu’il y ait à déjeuner pour quatre et à souper pour trois. » — Mme de Sévigné, en écrivant ses fameuses lettres, n’ignorait point qu’elles allaient plus loin et plus haut que ses correspondans : les hommes d’esprit cisèlent volontiers leurs mots pour la galerie et seraient bien fâchés si personne ne les recueillait ; on parle toujours un peu pour le public du moment ou pour ce public plus éloigné qui s’appelle la postérité. La boutade du prince de Ligne à son intendant visait en réalité Paris et Versailles.

Il fait peu de cas du roi dont il cherchait parfois à élever l’âme par quelque conversation intéressante, lui reproche ses propos de fou et de chasseur, d’aimer beaucoup à polissonner. Un jour qu’il menaçait les amis de la reine de son cordon bleu, qu’il voulait jeter au nez de quelqu’un, le duc de Laval se retira : « Ne craignez rien, monsieur, dit Louis XVI, cela ne vous regarde pas. » Une autre fois, il passe au cou de Ligne son cordon bleu, le heurte contre un meuble, et comme il semblait s’inquiéter si le coup avait porté, le prince l’adjure plaisamment de prononcer les paroles consacrées. lorsque les fils de saint Louis imposaient les mains aux scrofuleux : « Le roi te touche, Dieu te guérisse ! .. » Coigny, grand frondeur, lui disait sans ménagement : « Voulez-vous savoir ce que c’est que ces trois frères (le roi, Monsieur et le comte d’Artois) ? Un gros serrurier, un bel esprit de café de province, un faraud des boulevards. » De tout temps, les médisans ont procédé de la même manière : écraser leurs victimes en mettant en relief un défaut, une qualité secondaire, qui obstruent les vertus réelles, celles qui impriment le sceau de la grandeur, ennoblissent une physionomie, décorent un caractère.

En revanche, Ligne professe pour la reine un véritable culte : — « Tout ce qui vient d’elle, écrit-il, est marqué au coin de la grâce, de la bonté et du goût ! Elle sentait un intrigant d’une lieue et détestait les prétentions en tout genre. Oui eût pu la voir sans l’adorer ? Je ne m’en suis bien aperçu que lorsqu’elle me dit : — « Ma mère trouve mauvais que vous soyez si longtemps à Versailles ; allez passer quelques jours à votre commandement en Belgique ; écrivez de là des lettres à Vienne pour qu’on sache que vous y êtes et revenez. » Cette bonté, cette délicatesse et plus encore, l’idée de passer quinze jours sans la voir, m’arrachèrent des larmes, que sa jolie étourderie d’alors, qui la tenait à cent lieues de la galanterie, l’empêcha de remarquer[1]. »

  1. « Le prétendu luxe de la reine était un conte bleu ; elle s’occupait si peu de sa toilette qu’elle se laissa, pendant plusieurs années, coiffer on ne peut plus mal, par un nommé Larceneur, qu’elle gardait pour ne pas lui faire de peine ; il est vrai qu’en sortant de ses mains, elle mettait les siennes dans ses cheveux pour s’arranger à l’air de son visage. — Elle se moquait elle-même des abus qu’elle n’osait point réformer et surtout de son poulet qui montait à 100 louis par an : une reine de France en avait demandé un pour elle ou son petit chien, on n’en trouva pas, et on fit pour cela un établissement qui devint une charge à la cour. De même, Louis XV, gravement malade, dut se passer de bouillon, parce qu’il survint une querelle entre le département de la bouche et celui de l’apothicairerie ; ce dernier soutenant que le premier n’avait rien à faire lorsque Sa Majesté ne jouissait pas d’une parfaite santé. «