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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/60

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prisons se vidaient, les convois acheminés sur la Sibérie étaient contremandés, les universités rouvraient leurs portes aux nombreux étudians qu’elles avaient chassés. Le Président donnait une publicité rapide aux mesures de rigueur qu’il se voyait contraint de prendre; cette publicité de la répression, c’était du fruit nouveau, les Russes s’en enchantaient. Tout est relatif; c’est déjà une liberté de pouvoir dire tout haut qu’on a mis le voisin en prison. Les rapports avec la presse formaient la partie la plus épineuse de sa tâche. Loris souffrait la gêne de tous les hommes que la presse a poussé au pouvoir ; pour courir plus vite à leur but, ils ont monté un cheval qui les emporte et n’obéit plus au mors, alors qu’ils ont atteint ce but et qu’ils voudraient ralentir l’animal indocile. Le général s’attacha à retenir son alliée par des caresses ; au lieu de frapper à coups d’avertissemens et de suspensions, il négociait en personne avec les directeurs des grands journaux, il les gagnait à ses vues, les priant de lui faire grâce d’un court répit, jusqu’au moment où il pourrait satisfaire des désirs qu’il partageait.

Il savait qu’on gouverne les peuples par l’imagination, qu’on peut tromper un certain temps la soif de réformes avec des mots, et que des choses odieuses deviennent indifférentes pourvu qu’on en change le nom. Il eut une trouvaille de génie, le jour où il abolit bruyamment la « troisième section. » C’était la Bastille russe. Ces deux mots d’apparence inoffensive, qui désignaient à l’origine une des sections de la chancellerie privée du tsar, étaient devenus depuis le règne de l’empereur Nicolas un épouvantail public. Les journaux n’osaient pas les imprimer, il n’était pas reçu de les prononcer dans un salon, on baissait machinalement la voix quand on les murmurait en tête-à-tête. Sous les ordres du chef des gendarmes, la troisième section avait droit de justice sommaire sur tous les sujets de l’empire ; elle évoquait les affaires de haute police et les litiges de famille, elle les expédiait en secret, sans contrôle et sans appel. Bref, c’était la fabrique aux lettres de cachet pour la forteresse ou pour la Sibérie. Mille légendes avaient embelli et dramatisé les abus de pouvoir trop réels qui s’étaient commis à l’hôtel de la Fontanka ; nul n’en franchissait le seuil sans un battement de cœur. Quand un ukase annonça que la troisième section et l’office de chef des gendarmes étaient à jamais supprimés, ce fut une explosion de joie dans toute la Russie, chacun se sentit respirer plus à l’aise et bénit le libérateur. Personne ne fit réflexion sur un point : les attributions exorbitantes de la défunte étaient simplement transportées à la chancellerie du Président, sans autre garantie que la modération du titulaire actuel. Ainsi les démolisseurs de la Bastille ne s’avisèrent pas qu’il y a toujours une Bastille ; elle s’appelle le lendemain Saint-Lazare ou la Conciergerie, et un autre arbitraire