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assignait, agrandissant ses cadres, il a pris les proportions de la notice, de la monographie, et, grâce aux Mignet, aux Sainte-Beuve, aux Loménie, il a conquis une large place dans le domaine de l’histoire.

L’admiration du prince pour le héros prussien ne l’empêche point de garder sa liberté de jugement, et ce qu’on pourrait appeler la franchise du silence : le silence est aussi une opinion, celle qu’autorise le cérémonial en présence de ceux qui peuvent tout. Dans les pittoresques souvenirs qu’il adresse au roi de Pologne, à ce Stanislas Poniatowski, qu’une femme appelait le plus aimable des particuliers, le plus insupportable des souverains, Ligne trouve que Frédéric met un peu trop de prix à sa damnation et s’en vante trop, que dans la compagnie de gens de mauvais goût, Jordans, Maupertuis, d’Argens, La Beaumelle. La Mettrie, l’abbé de Prades, il a contracté la fâcheuse habitude de déblatérer contre la religion, de parler dogme, spinozisme, cour de Rome. Et il prend le parti de ne plus répondre toutes les fois que le roi aborde ces questions. Il lui reproche aussi son affectation de respect pour l’empereur : ainsi quand celui-ci mettait le pied à l’étrier, Frédéric II prenait son cheval par la bride. Un jour de confiance, ils parlèrent sur la politique. « Tout le monde ne peut pas avoir la même, disait le roi ; elle dépend de la situation, de la circonstance et de la puissance des états. Ce qui peut m’aller n’irait pas à votre Majesté : j’ai risqué quelquefois un mensonge politique. — Qu’est-ce que cela ? fit l’empereur en riant. — C’est par exemple d’imaginer une nouvelle que je savais bien devoir être reconnue fausse au bout de vingt-quatre heures ; mais n’importe, avant qu’on s’en fût aperçu, elle avait déjà fait son effet. » — Le roi, depuis longtemps, s’était affermi dans cette pensée que le succès est la seule loi, la seule morale de l’homme d’État, que les traités, les protocoles étaient bons pour ses ministres ; le droit des gens, celui qu’invoquent les vaincus et, que nient les vainqueurs. Une guerre de propagande, une guerre idéale, lui auraient fait l’effet de ces marchés avec le diable où l’acheteur ne reçoit en paiement qu’un peu de cendres et de feuilles sèches. Pour arracher la Silésie à l’Autriche, pour dépecer la Pologne, il avait dû mentir souvent, et n’en gardait aucun repentir : ce que le mensonge a entrepris, la force, la ruse l’achèvent. Du moins n’y met-il pas de façons et, raille-t-il la fausse pruderie de Marie-Thérèse dans les affaires de Pologne : « Elle pleure toujours, mais elle prend plus que sa part. » Et s’il s’amusait à écrire l’Anti-Machiavel, c’était, dit Voltaire, une manière de cracher au plat pour en dégoûter les autres.

Une seconde fois, en 1780, à Potsdam, où l’appelaient les invitations les plus flatteuses, le prince de Ligne revit le roi et passa quinze