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autre de ses quartiers d’hiver, un autre de sa cour, un autre de ses ministres, un autre de ses chiens, un autre de sa famille, de sa femme et de ses enfans ; chacun a ses affaires, mais Catherine qui fait les siennes avec quatre lignes, quatre vaisseaux et quatre bataillons, pourquoi n’a-t-elle pas répondu ? Aussi espère-t-il que, pour la première fois de sa belle vie, elle connaîtra le remords. S’il y avait seulement le plus petit grand homme à présent dans les quatre parties du monde, il lui écrirait pour ne pas incommoder sa majesté ; mais il faut qu’elle paie pour elle et les grands hommes qui ont disparu. — Une autre fois, il se disculpe d’une indiscrétion prétendue. « Il ne faut pas bouder un homme qui n’a pas quatre cent mille hommes à envoyer pour s’expliquer. Un jour, un de nos très aimables roués, le baron de Besenval, qui s’était enivré avec M. le duc d’Orléans, mettait le feu à son escalier, à Bagnolet. Celui-ci voulut l’en empêcher : « Voilà ce que c’est que les princes, dit-il, ils sont toujours princes ; on ne peut pas jouer avec eux. » Mais moi, madame, je n’ai rien brûlé ; je me suis laissé aller apparemment, sans le savoir, au plaisir de laisser admirer vos lettres par-dessus mon épaule. »

Qu’on juge maintenant si la Sémiramis du Nord reçut avec joie la nouvelle que son cher prince de Ligne l’accompagnerait à travers cette Tauride fameuse dans la fable et l’histoire, pendant ce romanesque et triomphal voyage en Crimée, qu’elle entreprit en 1787 pour visiter ses états et préluder à de nouvelles conquêtes ! Non content d’être le charme, l’ornement de l’expédition, Ligne s’en lit l’historiographe ; il suivait, dit-il modestement, en qualité de jockey diplomatique.

Curieux voyage, en effet, bien digne de tenter un fantaisiste de l’écritoire ! Ces déserts que Potemkin peuplait, disait-on en Europe, de villages de carton, avec des bandes de figurans chargés de jouer le rôle de populations agricoles, ces villes sans rues, ces rues sans maisons, ces maisons sans toit, sans portes et fenêtres, ces cités fabuleuses dont l’impératrice posait la première pierre, et dont le prince de Ligne posait aussitôt la dernière, ces jeunes princes du Caucase presque couverts d’argent sur des chevaux d’une blancheur éblouissante, hospodars de Valachie, rois de Géorgie persécutés et venant implorer Catherine, Tartares, Cosaques et Mouzas drapés d’une façon pittoresque, soldats russes dont, par un coup de baguette, on fait tout ce qu’on veut : des marchandes de modes, des matelots, des musiciens ou des chirurgiens ; haras de dromadaires qui à distance ressemblent à des montagnes en mouvement, cimeterres éclatans de pierreries, casques et bonnets, uniformes de toutes les couleurs, arcs et mousquets, lances et baïonnettes, popes et derviches, cette rencontre de la civilisation et de la barbarie, de