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épigrammes philosophiques se mêlaient de la manière la plus piquante. Une autre fois, comme Cobenzel et Ségur se plaignaient d’accès de fièvre intermittente, il leur reproche leur insouciance, affecte une vive inquiétude, parle tant et si bien que l’un se fait saigner et l’autre prend médecine. A quelques jours de là, l’impératrice, qui le croyait indisposé, le félicite sur sa bonne mine. « Oh ! madame, reprend-il, mes maux ne durent pas longtemps ; j’ai une manière particulière de me traiter ; dès que je suis malade, j’appelle mes deux amis, je fais saigner Cobenzel, purger Ségur, et je suis guéri. » L’impératrice le félicita de sa recette et railla les mystifiés de leur docilité. Un jour, à table, elle dit à ses familiers : « Il est bien singulier que le vous, qui est au pluriel, se soit établi ; pourquoi a-t-on banni le tu ? — Il ne l’est pas, madame, répond Ligne, et peut encore servir aux grands personnages, puisque Jean-Baptiste Rousseau dit à Dieu : « Seigneur, dans ta gloire adorable, et que Dieu est tutoyé dans toutes nos prières, comme : Nunc dimittis servum tuum, domine. — Eh bien ! pourquoi donc, messieurs, me traitez-vous avec plus de cérémonie ? Voyons, je vous le rendrais. Veux-tu bien me donner de cela ? dit-elle au grand-écuyer. — Oui, si tu veux me servir autre chose. » — Et il part de là pour un déluge de tutoiemens à bras raccourcis, plus drôles les uns que les autres. « Je mêlais les miens de Majesté, et Ta Majesté me paraissait déjà assez. D’autres ne savaient ce qu’ils devaient dire, et la Majesté tutoyante et tutoyée avait, malgré cela, toujours l’air de l’autocratrice de toutes les Russies, et presque de toutes les parties du monde. » Lorsqu’elle alla au-devant de Joseph II à Kaydak, elle se pressa au point de ne pas emmener sa maison et dut recourir à Potemkin, Branitski et Nassau, qui improvisèrent un repas très gai, mais aussi détestable qu’on pouvait l’attendre de si nobles cuisiniers.

Stanislas Poniatowski, cet élégant, spirituel et frêle simulacre de roi, qui savait si bien plaire et si peu commander, attendait l’impératrice à Kanew sur le Borysthène[1]. Le prince de Ligne, qui était son ami, alla dans une petite pirogue zaporavienne l’avertir ; peu après, plusieurs des grands officiers de l’empire se présentaient et le ramenaient dans une brillante chaloupe ; en y mettant le pied, il dit, pour éviter toute étiquette embarrassante : « Messieurs, le roi de Pologne m’a chargé de vous recommander le comte Poniatowski. » On attendait avec curiosité sa rencontre avec Catherine, mais l’attente fut déçue : après un salut grave, majestueux et froid, elle lui présenta la main et ils entrèrent dans un cabinet.

  1. Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du prince de Ligne, 34 vol. — (Mémoires de Ségur.)