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bonne idée des hommes. Les femmes, la Cour, la ville, les gens d’affaires ne m’avaient pas trompé. Mes soldats m’adoraient, mes paysans me bénissaient. Mes arbres croissaient ; ce que j’aimais était encore au monde ou existait pour moi. O mémoire ! mémoire ! elle revenait quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages ; et un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs ses mains qu’il porta sur son visage. » De telles pages ne sont pas rares dans l’œuvre du prince, et, après les avoir lues, on ne peut plus dire que le noir de l’imprimerie n’allait pas bien à son style.

Outre l’hôtel de Ligne, il possédait encore au Leopoldsberg, sur la montagne du Kalemberg qui domine vienne, une habitation appelée : Mon refuge, parce qu’il n’était pas plus exposé aux progrès de la philosophie qu’aux inondations. Il s’y rendait les jours de soleil dans un vieux carrosse traîné par deux vieux chevaux fatigués de l’existence. Les bâtimens occupés par lui faisaient partie d’un ancien monastère : il y donna des bals où les dames couchaient tout habillées sur les divans qu’entouraient les grandes salles du couvent réparées et transformées en salons. Sur la porte principale, il grava sa devise de famille :


Quores cumque cadant, sempor stat linea recta.


Sur le côté qui fait face au Danube, des vers français de sa composition :


Sans remords, sans regrets, sans crainte, sans envie
Je vois couler ce fleuve et s’écouer ma vie.


Uni d’amitié avec les lettrés les plus illustres de l’Allemagne, Goethe. Wieland, Schlegel, entouré de ses charmantes filles, la princesse Clary, la comtesse Palfy, la princesse Flore, et de sa petite-fille la princesse Christine, oublié par la vieillesse et oubliant son âge, empressé auprès des femmes qui, à la vue de sa belle tête de volcan d’esprit, l’accueillaient comme s’il avait encore trente ans, adoré des viennois, recherché de tous, écouté comme un oracle par les jeunes gens, qu’il traita toujours en camarades, le prince de Ligne s’efforçait de tirer de la vie la plus grande somme de sentimens, de sensations agréables, et cultivait avec talent l’art si difficile du bonheur. Mais son bonheur n’avait rien de personnel, 1et se multipliait par celui des autres ; c’est lui, par exemple, qui aplanit les obstacles soulevés contre le mariage de sa petite-fille Sidonie avec le comte François Potocki. Les jours les plus heureux, pensait-il délicatement, sont ceux qui ont une grande ma tinée et une petite soirée. Heureux celui qui, par le prix qu’il met