Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et lorsque, las de promener à travers l’Europe ses projets, ses secrets de magie, cet aventurier original se trouva à bout de ressources, il lui procura à Dux, en Bohême, une charge de bibliothécaire chez son neveu le prince de Walstein. C’est lui qui disait qu’une femme n’a jamais que l’âge que lui donne son amant ; lui qui, dans un dîner diplomatique, entendant un ministre demander, au sujet de Rubens : « Ce Rubens était donc un ambassadeur qui s’amusait à faire de la peinture ? » riposta hardiment : « Non, c’était un peintre qui s’amusait à être ambassadeur. » Ses souvenirs intarissables, les saillies de son imagination, son érudition pittoresque et ses manies elles-mêmes enchantaient le prince, qui définit ses Mémoires : ceux d’un chevalier et du Juif errant. Chaque mot de lui, ajoute-t-il, est un trait, et chaque pensée un livre.

Le marquis de Bonnay, un des habitués les plus intimes de l’hôtel de Ligne, cachait, sous des dehors très austères, un esprit vif et mordant, qui autrefois jeta sa gourme dans les Actes des apôtres. François Potocki lui trouvait un ton de suffisance insupportable et lui reprochait de faire à Vienne le quelqu’un. C’est de lui que le prince de Ligne disait : « Croie qui voudra aux apparences ; le marquis est marié et dévot, et il est taillé en célibataire et en athée. « Un soir qu’on jouait aux épitaphes, il fit celle-ci, qui amusa beaucoup la compagnie :


Ici git le prince de Ligne,
Il est tout de son long couché ;
Jadis il a beaucoup péché,
Mais ce n’était pas à la ligne.


Le prince de Ligne présenta le comte Ouvarof et, le mari de Sidonie à Mme de Brionne, princesse de Lorraine, qui vivait à Vienne d’une pension de 12,000 florins que lui faisait l’empereur, portant avec la plus fière résignation la triple majesté de l’âge, de la noblesse et du malheur. Toujours active, jamais remuante, noble et élevée dans le grand, facile dans le détail, toujours aimable au degré où elle voulait l’être, n’ayant jamais déplu à qui que ce soit, pas même à son miroir, telle la peint l’Ami des hommes, le marquis de Mirabeau, qui, dans son admiration, va jusqu’à écrire assez plaisamment : » Si j’aimais le monde, je préférerais les jours de médecine de Mme de Brionne aux jours de gala de toutes les autres. » Louis XV avait été fort amoureux d’elle et n’en avait obtenu que l’amitié la plus tendre ; sa beauté éclatante, dont elle conservait des traces à près de quatre-vingts ans, inspira ce quatrain à la duchesse de Villeroy, qui lui envoyait une navette :