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très envié. Ils apportent aux délibérations l’expérience, mais aussi la fatigue de l’extrême vieillesse. Les réformateurs résolurent d’infuser au conseil de l’empire un sang nouveau, en demandant au souverain d’y appeler quelques hommes jeunes, recommandés par des connaissances spéciales ou par la faveur de l’opinion, et pris en dehors des cadres administratifs. Deux ou trois nominations de cette nature furent faites durant l’hiver de 1880-1881, au grand scandale des gardiens de la tradition. Mais là ne devait pas se borner la transformation ; on délimiterait en l’augmentant la part d’initiative dévolue au conseil; le « couronnement de l’édifice, » ce serait la présentation par les zemstvos d’une liste de délégués, sur laquelle l’empereur choisirait un certain nombre de représentans des provinces, qui siégeraient au conseil avec voix consultative. Tel était, dans ses grandes lignes, le projet qui occupa Loris pendant les derniers mois de son ministère.

Il fallait gagner beaucoup de récalcitrans, vaincre les hésitations d’Alexandre II, uniquement occupé alors d’arrangemens domestiques très délicats, et qui n’étaient pas un des moindres soucis du « Grand-Vizir. » En outre les affaires quotidiennes ne laissaient guère de loisir à celui qui concentrait dans ses mains tous les services publics. Avant de philosopher, il s’agissait de vivre, et pour cela de se défendre contrôles conspirateurs dont on sentait le travail invisible. La direction de la police eût suffi à absorber le temps et les facultés de l’homme qui succombait sous une aussi lourde responsabilité. À cette époque troublée, l’inquiétude universelle enflait les moindres incidens; on fut longtemps à se remettre d’une sédition d’étudians à l’université de Moscou ; ces jeunes gens s’étaient portés à des voies de fait sur le ministre de l’instruction publique. Les funérailles de Dostoïevsky donnèrent d’autres soucis, en rendant sensible à tous les yeux le chaos d’idées où la Russie se débattait ; on vit le désordre des âmes prendre corps dans un cortège où passaient confondus les élémens officiels, religieux, révolutionnaires, ces derniers en majorité. La crise économique appelait des remèdes immédiats. De ce côté, le collaborateur du général aux finances appliqua quelques mesures excellentes, l’abolition de l’impôt sur le sel, la limitation du papier-monnaie.

Dès les premiers jours de février 1881, des bruits vagues se répandirent dans les cercles de la capitale : la « constitution » était prête et allait voir le jour. Bien entendu, chacun mettait sous ce vocable toutes les imaginations politiques qu’il avait dans la cervelle. L’énormité des espérances, des assurances même que donnaient les nouvellistes, discréditait à l’avance les réformes très modestes consenties par le pouvoir. Les on-dit se précisèrent ; la « constitution » devait être promulguée le 19 février, jour anniversaire