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les supplications avaient échoué contre la bravoure insouciante d’Alexandre.

Le soir de ce jour douloureux. tout le monde sentit que c’en était fait du Vrémenchik. Il a ait pris à forfait la sécurité de la famille impériale et le rétablissement de l’ordre; en permettant cette effroyable banqueroute, la fortune lui signifiait un congé définitif. Il fit tête à l’orage, il dura encore quelques semaines, tant que l’incertitude fut possible sur la direction du nouveau règne. Les deux partis en présence se livrèrent alors un combat suprême et acharné, chacun espérant confisquer cette direction à son profit. L’école nationale de Moscou avait un argument sans réplique : elle dressait le bilan des tentatives libérales et montrait à leur actif, en tout et pour tout, un tsar assassiné. Les progressistes se défendaient en répondant que l’expérience de leurs doctrines n’était pas faite, que la mise en pratique de ces doctrines pouvait seule éviter d’autres malheurs. Jamais leurs revendications n’avaient été plus pressantes et plus hardies ; ils comprenaient que l’instant était décisif, que la partie gagnée la veille serait perdue pour longtemps s’ils laissaient déchirer le testament d’Alexandre II.

Un moment, on put croire à leur triomphe. Le nouveau souverain nomma à divers emplois quelques hommes agréables à l’opinion libérale. Le 1er avril, le Moniteur officiel annonça la convocation d’un conseil électif de 25 membres auprès du préfet de police de Pétersbourg-; chaque quartier de la capitale devait élire un de ces délégués, tous les domiciliés votaient. Les journaux prirent feu pour ce « pas en avant, » ce « premier essai de suffrage universel. » On vit à cette occasion comment fonctionnerait le suffrage universel dans la bonne Russie. Le jour de l’élection, le commissaire de police de mon quartier se présenta chez moi, avec le registre où il recueillait les oui sur le nom du candidat désigné. J’eus grand’peine à lui faire comprendre que ma qualité d’étranger ne me permettait pas de voter; ce brave homme se retira tout contristé de mon mauvais vouloir, avec la conviction que je refusais de l’aider dans l’exécution d’une consigne. Pour me déterminer, il avait fait valoir l’exemple de plusieurs de mes compatriotes, les actrices françaises toujours nombreuses à Pétersbourg. Moins cruelles, ces dames avaient usé des droits civiques qu’on leur offrait[1]. Les méchantes gens prétendirent que l’élection du 1er avril n’était qu’un adroit prétexte pour déguiser un recensement de police et des visites domiciliaires dans toutes les maisons.

Ce fut la dernière satisfaction accordée aux libéraux. Le général

  1. On sait que les femmes ont le droit de vote, en Russie, dans certaines occasions, ce droit s’exerce.