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Dickens, il est d’abord Dickens, et non pas Anthony Trollope ou le capitaine Mayne-Reid. C’est mon premier point, et le plus important peut-être, et cependant c’est celui dont on s’inquiète le moins, quand on cherche dans un grand poète ou dans un grand romancier « l’expression » de sa race. Il est de son temps ensuite, qui est le XIXe siècle, où ce qu’il peut y avoir de Saxon dans un Anglais de Portsmouth est aussi difficile à démêler que ce qu’il y a de Gaulois, de Romain, ou de Germain, dans M. Xavier de Montépin ou dans M. Émile Richebourg. Et il est homme sans doute aussi, c’est-à-dire doué d’une nature de sensibilité, d’imagination, de talent, analogue à celle des lecteurs qui l’aiment, puisqu’ils ne l’aimeraient pas sans cette analogie, si même on ne doit dire qu’ils ne l’aiment qu’en raison de cette analogie. Le reste vient alors ; et, dans un Dickens ou dans un Balzac, alors, quand on a reconnu, débrouillé, défini ce que je viens de dire, on peut rechercher ce qu’ils ont l’un et l’autre de proprement anglais ou français. Ce n’est jamais qu’assez peu de chose ; et plus nous irons désormais, plus on peut croire que ces différences iront elles-mêmes s’atténuant, jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent dans l’indistinction d’une forme universelle. Ne commençons-nous pas à comprendre ou même à sentir le chinois ; et le général Tcheng-ki-tong n’est-il pas un prosateur français ?

Si cependant, à toute force, il fallait indiquer chez l’auteur de David Copperfield un trait qui fut plus particulièrement anglais, je pense qu’on le trouverait dans la nature de son imagination grossissante, pullulante, si l’on peut ainsi dire, et surtout déformante. « Peu d’auteurs décrivent autant que Dickens, nous dit à ce propos M. Émile Hennequin, et peu sont aussi inhabiles à reproduire les aspects pittoresques de la campagne… Chose plus étrange encore, cet écrivain, qui a passé son enfance à rôder par les rues de Londres, et qui, dans son âge mûr, avant de se mettre à une de ses œuvres, éprouvait le besoin de parcourir la ville, de prendre un bain de foule, donne de cette désolante et monumentale métropole une image si fantastique, déformée, poussée au grotesque et à l’amusant, qu’on la prendrait, dans ses livres, pour quelque double grossi et enfumé de Nuremberg ou de Harlem. » Les Anglais trouveront peut-être ce jugement bien sévère, et, sans connaître assez Londres pour oser y contredire, je crains qu’il ne le soit en effet. Dickens, en général, semble partir d’une représentation fragmentaire, mutilée même, si l’on veut, très nette pourtant, et d’une vision souvent étroite, mais d’autant plus précise, et surtout très intense de la réalité. C’est même pour cette raison, et M. Hennequin lui-même en a fait ailleurs la remarque, qu’un ou deux traits de plume, — on pourrait dire de crayon, — lui suffisent à tracer d’inoubliables silhouettes. Le personnage « ressemble ; » il est réel, il est vivant, on croit le voir ; que faut-il davantage ? et l’être humain,