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qu’ainsi, dans ses romans, nous éprouvons en un seul le double plaisir du divertissement et de la sympathie.

Et nous en éprouvons un autre, car, en même temps qu’une occasion perpétuelle de nous émouvoir ou de rire, ils nous en sont une aussi de nous indigner, si du moins nous pensons avec lui que l’égoïsme et l’hypocrisie, que l’injustice et la méchanceté, que la laideur morale et la perversité valent toujours la peine qu’on s’en indigne, il y a en effet du socialiste ou de l’apôtre dans Dickens : et, sa sensibilité comme son talent de caricaturiste, il les mit l’un et l’autre presque toujours, dirai-je, au service d’une grande cause ? — non, ce serait trop dire, et je lui donnerais là des qualités de pensée qu’il n’a point, — mais du moins au service d’une cause humaine et juste. Il ne faut point douter que ce soit encore là l’une des raisons de son succès et de sa popularité. Il a eu l’âme pitoyable ; et nous l’avons dit bien souvent, mais nous pouvons le redire encore, c’est ce qui met tant de différence entre lui et un trop grand nombre de romanciers français contemporains. Je pense à Flaubert en écrivant ceci, je pense aussi à M. Zola, je pense à toute une jeune école qui semblerait vouloir faire consister, sous le nom d’impassibilité, le premier mérite de l’artiste dans son insensibilité même.

Que maintenant la réunion de toutes ces qualités compose un talent très original, je n’y contredis point, puisque c’est moi-même ce que j’essaierais de montrer, si la démonstration n’en était faite depuis déjà longtemps. Mais, que ce talent soit anglais, exclusivement anglais, c’est ce que je vois beaucoup moins clairement. Humour ou sensibilité, ni la nature ni l’histoire n’en ont conféré le monopole aux Anglais. Non-seulement en Allemagne, mais en France même. — d’où le mot d’humour a émigré, pour faire de l’autre côté de l’eau la fortune qu’il a faite. — et jusque dans le pays de l’auteur de Don Quichotte ou de Don Pablo de Ségovie, les humoristes n’ont pas manqué. J’accorderai uniquement, si l’on y tient, que la caricature anglaise, plus mordante, et la bouffonnerie, plus audacieuse, ont quelquefois trahi des colères plus profondes et, généralement, une manière plus sérieuse, plus grave, plus tragique de prendre la vie.

C’est aussi tout-ce que l’on peut dire de cette sympathie pour les humbles et de cette pitié pour la souffrance qui circulent à travers les romans de Dickens. Car d’abord, si nous la retrouverions, après les romans de Dickens, dans ceux de George Eliot, Adam Bede et Silas Marner, — où, comme la secrète magie du clair-obscur dans les tableaux de l’Ecole hollandaise, elle poétise, en lui donnant de la profondeur, non-seulement la banalité, mais la vulgarité même. — combien y a-t-il de chefs-d’œuvre du roman anglais où c’est en vain que nous la chercherions, ceux de Thackeray, par exemple, ou encore ceux de Smollett ? Mais, inversement, depuis quelques années, et avec raison, qu’est-ce