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littérature, si cette disposition d’esprit se retrouve partout, elle est cependant surtout française ?

Qu’est-ce à dire, sinon qu’avant d’être Anglais, Dickens a été de son temps, un homme du XIXe siècle avant d’être de Londres, un romantique, si l’on veut, un contemporain de George. Sand et de Pierre Leroux, — je prends des noms français pour mieux préciser les idées, — un plébéien enfin, dans un siècle démocratique ? Ou encore, ce qu’il a de plus anglais, c’est sa langue : et ce truisme ne laisse pas que d’en dire beaucoup, attendu qu’une manière de parler en est une aussi de penser ou de sentir. Nous sommes en effet les esclaves des formes verbales où, de génération en génération, la race, définie par son histoire plutôt que par sa physiologie, a consigné le dépôt de ses expériences, de ses sensations, et de ses idées. Mais, la langue mise à part, Dickens est surtout un romancier européen, et, comme nous le disions, la fortune qu’il a faite, que n’ont point faite Bulwer, ni Thackeray, ni Disraeli, ni même George Eliot, c’est justement qu’étant moins Anglais qu’eux, la nature de son art s’est trouvée répondre à quelque chose de moins national, et de plus universel.

Il n’y a pas jusqu’aux défauts qui ont achevé son succès et assuré sa popularité qui ne soient allemands ou français autant qu’anglais. Ainsi, sa sensibilité tourne souvent au sentimentalisme, et je ne connais rien de plus mais que quelques-uns de ses excellens jeunes gens, si ce n’est quelques-unes de ses excellentes jeunes filles, anges de keepsake, dont on cherche involontairement les ailes, physionomies inexpressives, à force de manquer de défauts, mais qui manquent encore davantage de personnalité, de vie, et de réalité. « Dans Nicolas Nickleby, dit à ce propos M. Taine. il nous montre deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles : dans Martin Chuzzlewit, il nous montre encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement semblables aux deux premières : du reste, nulle différence. Et ainsi de suite. » Mais, en admettant, avec M. Taine, que cette insignifiance des personnages et cette banalité de l’intrigue, au lieu de procéder peut-être et tout simplement de l’insuffisance de l’observation, répondissent à quelque exigence du public anglais, ne faudrait-il pas convenir que le public français y trouve aussi son compte et son plaisir, comme dans un portrait de lui-même plus fidèle et plus ressemblant ? Car enfin, d’être originaux ou seulement de différer des autres, c’est ce qui n’est donné qu’à un bien petit nombre d’entre nous, et la morale s’en félicite, si peut-être l’esthétique y perd, j’entends une certaine esthétique. En même temps qu’un artiste, il y a dans Dickens un snob ou un cockney, — comment les Anglais disent-ils cela ? — un Prudhomme solennel et naïf, d’ailleurs animé des meilleurs sentimens,