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Telle est la composition interne de l’instinct égalitaire, et tel est l’instinct naturel des Français : il est bienfaisant ou malfaisant, selon que l’un ou l’autre de ses ingrédiens y prédomine, tantôt le noble sentiment de l’équité, tantôt la basse envie de la vanité sotte[1] ; mais, sain ou malsain, sa force en France est énorme, et le régime nouveau lui donne toutes les satisfactions, les bonnes comme les mauvaises. Plus d’incapacités légales. D’une part, toutes les lois républicaines de proscription ou d’exception sont abrogées : on a vu l’amnistie et la rentrée des émigrés, le concordat, la restauration du culte catholique, la réconciliation imposée aux constitutionnels et aux orthodoxes ; le premier Consul n’admet pas de différence entre eux, il recrute son nouveau clergé dans les deux groupes, et là-dessus il force la main au pape[2]. Sur soixante sièges épiscopaux, il en donne douze aux anciens schismatiques ; il veut qu’ils y montent le front haut, il les dispense de la pénitence ecclésiastique et de toute rétractation humiliante ; il tient la main à ce que, dans les quarante-huit autres diocèses, les prêtres qui jadis ont prêté le serment civique soient employés et bien traités par leurs supérieurs qui, à la même date, ont refusé le serment civique. D’autre part, toutes les exclusions, inégalités et distinctions de la monarchie restent abolies. Non seulement le culte calviniste et même le culte israélite sont autorisés par la loi, comme le culte catholique, mais encore les consistoires protestans et les synagogues juives[3] sont constitués et organisés sur le même pied que les églises catholiques ; pasteurs et rabbins deviennent aussi des fonctionnaires, au même titre que les évêques et curés ; tous agréés ou nommés, tous payés ou accrédités par le gouvernement, ils bénéficient également de son patronage : chose unique en Europe, les petites églises de la minorité obtiennent de l’Etat la même mesure d’indifférence et de bienveillance que la grande église de la majorité, et, désormais, en fait aussi bien qu’en droit, les ministres des trois cultes jadis ignorés, tolérés ou proscrits, ont leur rang, leur titre, leurs

  1. Beugnot, Mémoires, I, 317. « Cette égalité, qui est aujourd’hui notre passion dominante, n’est pas le sentiment noble et bienveillant qui fuit qu’on aime à s’honorer dans son semblable et qu’on se trouve à l’aise à tous les degrés de l’ordre social ; non, c’est l’aversion pour toute supériorité, c’est la crainte que la place qu’on occupe cesse d’être la première : cette égalité ne tend en aucune, façon à relever jusqu’à elle ce qui se trouve confiné en bas, main à empêcher que rien ne s’élève plus haut. »
  2. D’Haussonville, l’Église romaine et le Premier Empire, I, ch. X et XI.
  3. Décret du 17 mars 1808 sur l’organisation du culte israélite. — Les membres des consistoires Israélites et les rabbins doivent être, comme les ministres des autres cultes, agréés par le gouvernement ; mais leur traitement, qui est fixé, doit être fourni par les Israélites de la circonscription ; il n’est pas, comme celui des curés ou pasteurs, payés par l’État ; il ne le sera que sous la monarchie de juillet ; par cette dernière mesure l’assimilation du culte israélite aux cultes chrétiens devient complète.