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« Quand les Américains exaltent leurs institutions, dit M. Bagehot, ils se font tort à eux-mêmes de tous les éloges auxquels ils ont droit. Car s’ils n’avaient pas l’aptitude innée de la politique, s’ils ne témoignaient pas pour la loi le plus grand respect que jamais peuple ait professé, si leurs actes n’étaient pas d’une modération surprenante dans un pays où les discours et les écrits sont très violens, la multiplicité des pouvoirs aurait depuis longtemps conduit les États-Unis à une mauvaise fin… Les hommes du Massachusetts seraient capables de faire bien marcher n’importe quelle constitution. » Un incident actuel confirme cette appréciation de haute valeur. Voici que dans la Virginie de l’ouest un républicain vient d’être élu gouverneur avec la majorité légale. Les deux chambres, qui sont démocrates, se refusent à vérifier et à valider son élection. Le concurrent démocrate réclame alors pour lui-même la place contestée, et l’ancien gouverneur ne veut pas quitter ses fonctions avant une solution régulière. Les Virginiens sauront se tirer d’embarras. Mais leurs combinaisons constitutionnelles ne sont pas des modèles tentans à imiter.

La supériorité américaine paraît tenir à un don ou à un sens spécial, que l’on pourrait en quelque sorte qualifier de dextrine cérébrale et intellectuelle, faite mi-partie de droiture et de dextérité, valant moins que la première et plus que la seconde, espèce de notion spontanée de la direction droite, comparable à l’aimant dans la boussole, ou à l’instinct de l’hirondelle qui sait toujours reconnaître le chemin du nord ou du midi selon la nécessité de chaque saison. Aux États-Unis, ignorans et lettrés, corrupteurs et corrompus ont naturellement l’esprit droit. Ni les uns ni les autres ne sont portés à attaquer ou à renier les principes fondamentaux de l’ordre social. L’enthousiasme, les rancunes et les écarts de conduite ne leur détraquent pas fatalement la cervelle, sauf pour l’objet spécial de leur erreur ou de leur égarement momentanés. Peut-être leurs écrits et leurs discours manquent-ils encore de méthode et de clarté. Ils expriment confusément des idées vraies ; c’est moins dangereux que d’exprimer clairement des idées fausses, masquées sous le charme et l’éclat du style. Justes et pécheurs évitent surtout de pécher contre le Saint-Esprit et pratiquent la religion du bon sens. Chacun travaille dans le vice ou la vertu ; mais la rectitude du jugement demeure indépendante de la moralité, et les capitulations de la conscience n’engagent pas la raison à capituler.

D’où l’on peut tirer cette conclusion paradoxale au premier abord. Outre la ferme et sage conduite des honnêtes gens, plus nombreux, comme partout ailleurs, mais moins alertes et dégourdis que les