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s’applique pas aux souffrances démesurées en présence desquelles les médecins se trouvent chaque jour. Il leur est impossible de considérer comme justes et nécessaires des tortures sans trêve, sans merci, sans espoir, qui accompagnent certaines maladies ; les supplices qu’endurent de pauvres femmes, de petits enfans qui n’ont rien à expier, n’ayant jamais fait de mal ; ils pensent en un mot qu’il est aussi légitime de calmer les souffrances physiques que de soulager les peines morales. Soulager la douleur est une œuvre divine, a dit Hippocrate. Les médecins de tous les temps se sont efforcés de suivre le conseil du père de la médecine, et ceux de l’époque contemporaine ont eu le bonheur inappréciable de découvrir les moyens de faire disparaître la douleur physique d’une manière à peu près complète. Le siècle qui s’achève a vu naître des découvertes plus brillantes que celles-là, mais il n’en a pas produit de plus utiles.


I

Les plus redoutées, parmi les souffrances physiques, sont celles qui accompagnent les grandes opérations de la chirurgie. Le moyen de soustraire les blessés à ces tortures avait été souvent recherché ; mais on avait été rebuté par les insuccès et personne n’y songeait plus, lorsqu’on apprit tout à coup qu’on venait de découvrir ce grand secret en Amérique et qu’il suffisait de respirer de l’éther pour devenir complètement insensible.

Cette nouvelle fut accueillie on Europe avec une défiance que justifiaient sa provenance un peu suspecte et la simplicité même du citoyen sur lequel elle reposait. Il semblait étrange, en effet, qu’une propriété aussi merveilleuse se révélât tout à coup dans un agent connu depuis trois cents ans et que la médecine employait tous les jours sous cette même forme ; mais il était si facile de savoir à quoi s’en tenir, qu’on s’empressa de vérifier le fait, et tous les doutes s’évanouirent devant l’évidence. Il y eut alors une véritable explosion d’enthousiasme dans le monde entier et, par un privilège assez rare dans l’histoire des découvertes scientifiques, celle-ci fit le tour du monde sans rencontrer d’opposition ni de résistance.

L’événement fut si soudain, si imprévu, qu’on se crut en présence d’une idée nouvelle et qu’on oublia toutes les tentatives antérieures. Elles n’avaient eu du reste ni succès ni retentissement. La chirurgie avait renoncé à résoudre ce problème. L’Académie de médecine l’avait relégué parmi les questions dont il n’y avait plus à s’occuper, et Velpeau avait frappé cette recherche d’interdit : « Éviter la douleur dans les opérations, écrivait-il en 1839, est