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de son logis par le propriétaire, à cause de l’odeur dont il emplissait la maison, le malheureux vint, en désespoir de cause, s’échouer à l’hôpital, dans un état voisin de la folie.

Les médecins n’éprouvent pas de pareilles résistances et peuvent, grâce au privilège professionnel, se livrer d’une manière désordonnée à leur funeste passion. J’en ai connu qui ne sortaient plus, et dont l’existence se passait dans un demi-sommeil dont on avait peine à les tirer. Lorsqu’on parvenait à pénétrer jusqu’à eux, en enfreignant la consigne, on les trouvait étendus sur leur lit, pâles, amaigris, les yeux éteints et tenant entre leurs mains un flacon d’éther dont les vapeurs remplissaient la chambre.

Les cas de ce genre sont très rares ; et, au demeurant, l’ivresse de l’éther est bien moins dangereuse que celle de l’alcool, non-seulement chez ceux qui se bornent à le respirer, mais encore chez ceux qui le boivent. Les paysans irlandais qui s’enivrent avec un mélange des deux liquides tombent moins bas et moins vite que ceux qui ne font usage que du second. Il est vrai qu’ils en consomment une beaucoup moins grande quantité. La boisson dont ils usent est un mélange commercial, dans lequel entrent les éthers éthylique et méthylique, mêlés à de l’alcool et à des composés empyreumatiques. Le litre de cette liqueur coûte 3 francs, et il suffit de 15 grammes pour déterminer une légère ivresse. Ainsi, dans ce pauvre et malheureux pays, il en coûte un peu moins de 5 centimes pour se procurer un moment d’oubli.

L’habitude de l’éther s’est développée, en Irlande, à la suite des prédications des prêtres catholiques. Dans leur zèle, ils ont tonné contre le whisky avec une telle force, qu’ils ont réussi à le faire abandonner par leurs coreligionnaires ; mais ceux-ci l’ont remplacé par la liqueur mixte dont je viens d’indiquer la composition. La substitution s’est opérée peu à peu, à partir de 1866, et maintenant on reconnaît la religion des gens à l’odeur qu’ils exhalent. Les protestans sentent l’alcool, et les catholiques l’éther. Les paysans irlandais ne sont pas seuls à faire usage de ce dernier liquide, sous forme de boisson. Le goût s’en est répandu dans tout le royaume-uni, et il a fait des prosélytes, même dans les rangs de l’aristocratie anglaise. À la suite des courses d’Epsom, on trouve toujours, sur l’hippodrome, quelques petits flacons d’éther parmi les innombrables bouteilles vides de Champagne et de porto qui jonchent le sol.

L’abus de la morphine est bien plus répandu et bien autrement pernicieux que celui de l’éther ; mais le corps médical non a pas conservé le monopole. Les morphinomanes se rencontrent aujourd’hui dans toutes les professions appartenant aux classes aisées, et le nombre s’en accroît tous les jours, sans qu’on s’en aperçoive, parce qu’ils ne sont pas trahis par leur odeur, comme ceux qui font