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distingué de Tailleur de l’Autel Peringsdorffer, au Musée Germanique, d’une Annonciation de Munich, et de l’Invention de la croix de l’église Saint-Laurent.

De ces trois peintres, un seul mérite les sévérités de la critique, peu tendre en général pour tout ce qui touche à Wohlgemuth : c’est le dernier en date, le maître du Hof-altar. Encore a-t-il racheté la sécheresse et l’inertie de ses figures par un charme tout spécial de composition. Dans la Descente de croix, notamment, les personnages ont beau être de bois et figés dans leur tristesse banale, l’ensemble du tableau, avec le paysage lointain et l’admirable lumière d’un bleu clair, produit une impression que l’on ne peut oublier.

Mais combien plus vivant et plus expressif est l’art de la Grande Crucifixion ! Quelle sincérité de douleur, quelle grandeur toute classique ! dans cette harmonieuse composition ! C’est peut-être le chef-d’œuvre du réalisme allemand ; et l’exemple de cette peinture a dû contribuer bien plus que toute autre influence à former le goût du jeune Dürer.

Les tableaux de l’Autel Peringsdorffer forment avec cette Crucifixion un frappant contraste. C’est ici une réalité tout aimable : les figures, largement modelées, sont baignées d’une lumière douce et sensuelle ; leurs mouvemens sont d’une expression ravissante. Certes, on sent toujours l’influence flamande ; mais ce n’est plus Rogier qui est imité comme dans l’Autel de Hof ; on songe plutôt aux chefs-d’œuvre de Bouts ; et l’artiste de Nuremberg a su animer encore la manière lumineuse de son modèle hollandais. Dans le Saint Luc peignant la Vierge, il a su enlever aux figures toute apparence de portraits isolés, établir entre elles un admirable lien d’émotion et d’action.

Ainsi Nuremberg devenait, au XVe siècle, le centre classique de l’Allemagne, qui avait eu à Cologne son foyer moral et religieux. Les œuvres de ces trois maîtres anonymes sont le véritable point de départ de la Renaissance.

Nous avons essayé de montrer ce que fut, au XVe siècle, la peinture allemande : une fusion de l’esprit allemand, tout d’émotion intérieure, et du réalisme flamand, tout de consciencieuse observation extérieure. Cette fusion, il a été donné à quelques maîtres de la réaliser au profit du génie de leur race, et ceux-là seuls sont les grands artistes. Les autres sont d’habiles ouvriers, ou bien encore, comme les peintres de Bavière, des rustres naïfs et un peu ridicules, qui, avec les plus respectables intentions, ont été victimes de leur maladresse, de leur ignorance, de leur aveuglement à toute beauté plastique.