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loin de la puissante originalité des Guillaume et des Lochner ! Nous retrouvons l’influence de Massys dans de maître de Saint Barthélémy (musées de Cologne et de Munich), l’influence de Luini et des Milanais, dans le maître de la Mort de Marie (Vienne, Munich). Un peu plus tard, le peintre Bruyn, après avoir annoncé dans ses premières œuvres une personnalité charmante, va se mettre à imiter sans scrupule la manière de Michel-Ange.

La plupart des peintres allemands de la Renaissance ont été des artistes d’un grand talent, et il serait temps qu’on leur rendit justice. Mais aucun, en somme, si lion excepte Durer, n’a été un primitif. La douce ingénuité des siècles précédens a décidément disparu. Un seul maître l’a conservée, un seul a continué, ou plutôt repris, la tradition ancienne. Au cœur du XVIe siècle il a été un primitif : son œuvre nous semble par instans un écho de ce qu’il y a eu dans l’âme allemande de plus pur et de plus naïf.

Le nom de Lucas Cranach[1] est aussi méprisé qu’il est connu. On sait que ce peintre ami de Luther et de l’Electeur de Saxe a fait sur commande des milliers de tableaux, gauchement dessinés, d’un enfantillage grotesque, trop souvent obscènes. Et il est certain que les neuf dixièmes de l’œuvre de Cranach sont d’informes machines, dépourvues de toute vie artistique. Mais cette désastreuse fécondité, la monotonie des types, évidemment moulés sur un canon invariable, la rapacité qui portait Cranach à faire fabriquer à la grosse, par des apprentis au rabais, la peinture qu’on lui commandait, tout cela ne doit pas faire oublier que le même homme, dans quelques tableaux dûment soignés, a été un des peintres les plus expressifs et les plus ingénieux qu’il y ait jamais eu.

Que l’on isole, des innombrables Cranach qui encombrent les musées, une dizaine de panneaux : le Christ consolé par des anges, de Dresde, la Vénus avec l’amour, de Nuremberg, le même sujet dans une collection particulière, à Paris, la Fontaine de Jouvence, de Berlin, les Grâces, de Vienne, le Jugement de Pâris, de Carlsruhe, les Vierges, de Pétersbourg, les Scènes de la mort, de Leipzig, la Femme adultère, de Munich. Vit-on jamais un art plus varié, d’une expression plus juste, d’une richesse d’imagination plus déconcertante ? Et ne sent-on pas combien le génie de ce lettré, ide cet humaniste, est un génie tout naïf, allumé au plus intime foyer du cœur de la vieille Allemagne ?

Une découverte récente de M. Scheibler achève de nous faire

  1. Il y a, sur la vie et l’œuvre de Cranach, deux ouvrages allemands, l’un de Schuchardt, l’autre, plus récent, de M. Lindau ; mais l’un et l’autre sont surtout biographiques et d’une valeur artistique assez mince.