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jamais appuyer dans ses œuvres ni l’histoire, ni l’histoire naturelle, ni la physiologie, ni aucune science, est autre chose qu’une hypothèse ? — Jamais ! — Jamais il n’a fait la réflexion que cette loi universelle destinée à montrer la légitimité et la nécessité de la monarchie, c’est du spectacle même de la monarchie qu’il l’a tirée, et non d’ailleurs, qu’il voit l’univers avec des yeux de monarchiste et que c’est l’univers ainsi vu qu’il tourne en argument pour la monarchie, et que, par conséquent, il n’y a peut-être rien de plus dans son argument qu’une affirmation ? — Jamais ! — Je n’ai pas d’exemple plus frappant de pure « raison raisonnante » que de Bonald. Le minimum de matière à pensée qu’il faut jeter dans la mécanique intellectuelle pour qu’elle ne tourne pas absolument à vide, c’est lui qui l’a mis dans la sienne. Il y a mis une analogie ; celle-ci : l’Etat ressemble à une famille. Et, dès lors, voilà qui est fait : que la machine marche, qu’elle établisse des rapports, qu’elle fasse une série d’équations, qu’elle déduise et généralise, et d’une généralisation qui embrasse le monde, redescende aux idées les plus particulières, travaillant sans relâche sans jamais recevoir en elle une matière nouvelle, et laissant tomber autour d’elle, constamment, comme une pluie dense et indéfinie de formules !

Cet éloignement, cette répulsion de Bonald à l’égard de la matière à pensée, à l’égard du fait, de l’observation, de l’information, vraiment, je ne l’exagère point. Il sait l’histoire, et fort bien, nous le verrons, et il la méprise : « Ceux qui, dans le gouvernement des affaires humaines, se dirigent uniquement par des faits historiques, et ce qu’ils appellent l’expérience, plutôt que par des principes qui apprennent à lier les faits et à en tirer l’expérience, ressemblent tout à fait à des navigateurs qui ne prendraient ni compas ni boussole, mais seulement des relations de voyages et des journaux de marins. » Bonald est convaincu qu’il a sous les yeux la boussole et entre les mains le compas. Il est l’homme de Pascal qui « en juge par sa montre » et qui se moque de ceux qui jugent par leur goût. Il repousse ce qui gêne ses principes avec une hauteur et une horreur incroyables. Il sent que l’histoire naturelle lui fait obstacle, qu’elle trouve tout moins simple qu’il ne lui plait de le voir. Il n’hésite pas à la qualifier durement, à l’accuser de mener les hommes d’une part à la « zoolâtrie, » d’autre part à la « bestialité. » Voilà de ses aménités. De Maistre en a de ce genre, mais amusantes, jetées (le plus souvent du moins) à travers la grêle cinglante et étourdissante des boutades, des paradoxes et des traits d’humour. Bonald les assène gravement et lourdement, comme des interdits. Cela irrite. On se redresse ; on lui demande de quel droit il le prend sur un pareil ton. Du droit du « principe ? » Du droit de l’idée ternaire ? Du droit d’une généralité passablement arbitraire,