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ennemies personnelles, que le monde est très ancien. Il ne faut pas croire le monde très ancien ; cela mène, par un manque d’esprit philosophique, mais enfin cela mène à le croire éternel. La création est d’hier. Hier vous n’étiez rien. Vous sortez à peine du néant sous le souffle de Dieu. D’autre part, il applique l’idée de création à toute chose. Dieu n’est pas seulement le créateur du ciel et de la terre, il est le créateur de la pensée, de la parole, et de la civilisation, et de la famille, et de toute chose par quoi nous vivons. Enfin, Bonald prolongea la création dans le temps et la voit et la montre aussi active à chaque moment que nous traversons qu’au premier moment. La tradition nous fait vivre, penser, parler ; mais elle peut se rompre ; nous tendons même à faire qu’elle se rompe. Dieu la soutient. Il nous crée par elle à chaque minute de notre vie. Voilà la vérité que seul le christianisme enseigne : soyez chrétiens. Et prenez garde ! Entre cette doctrine et le pur matérialisme, il n’y a pas d’autre doctrine. Toute autre doctrine, ou n’enseigne point la création, ou la dissimule et semble faite pour empêcher d’y penser. Il n’y a que deux doctrines au monde : la création, et l’éternité de la matière, c’est-à-dire le christianisme et l’athéisme. Soyez chrétiens.

Il a raison, en ce qu’il croit que l’idée de création n’a été nette que chez les chrétiens, et c’est sa grande originalité d’avoir établi son christianisme dans ce fort. Il y avait longtemps que cette doctrine était comme rouillée. De Bonald remonte ainsi, ou aux philosophes chrétiens du IVe siècle, ou aux docteurs du moyen âge. Je crois qu’il avait beaucoup étudié les uns et les autres. Sa preuve de l’existence de Dieu est exactement l’argument de saint Anselme un peu développé, et à l’idée de Dieu s’ajoutant le sentiment de Dieu. Il était original, et aussi digne d’un penseur austère, et aussi fort à propos, de restaurer cette doctrine, qui, en effet, est bien la doctrine centrale, non du christianisme primitif, mais du premier christianisme philosophique, retrempé dans la Bible et s’étant rigoureusement rattaché à la tradition. Je dis que cela était original, car personne, il me semble, du moins parmi les hommes en lumière, n’avait repris la grande polémique chrétienne de ce côté-là ; et c’était fort à propos ; car ce que de Bonald a très bien vu (en 1800), c’est qu’on pouvait négliger Voltaire et tout le voltairianisme, comme petite guerre brillante, mais dont la portée était courte et dont l’influence sur les esprits n’irait pas loin, tandis que, quoique bien plus obscur et comme bégayant encore, le transformisme, révolutionnisme était l’ennemi redoutable, l’ennemi fait pour grandir, cet ennemi de demain qu’on oublie toujours d’étouffer aujourd’hui. Cela, c’était prévoir, c’était prédire. Cet homme du passé avait beaucoup d’avenir dans son esprit.