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conservation est social comme tous ses grands instincts, et, dans chaque individu, compte sur les autres ; de là le cri d’appel dans le danger, le cri de l’enfant vers la mère, de la femme vers l’homme, de l’homme vers son semblable. Ce cri ne peut pas se modifier peu à peu pour devenir un langage rudimentaire, d’abord, plus complexe ensuite, extrêmement complexe enfin ? Jamais une idée sans le mot qui l’exprime, dites-vous. Certainement ; mais qui dit que mot et idée ne sont pas nés ensemble, idée et mot confus d’abord, idée s’exprimant par une onomatopée, par exemple, onomatopée instinctive faisant surgir l’idée et désormais la conservant, la fixant dans la mémoire ? En quoi cette hypothèse atteint-elle l’idée de création et qui empêche des êtres ainsi constitués d’avoir été créés ? — Ils sont ainsi moins crées, pour ainsi parler, et c’est ce qui déplaît à de Bonald. La création recule et s’éloigne. Il la veut tout proche et comme présente.

De même pour la société. En quoi la création est-elle compromise parce que la société est considérée comme chose humaine et non nécessairement divine ? Dieu crée le monde, soit ; toutes les énergies qui lui sont nécessaires, il les lui donne. Elles remontent toutes à lui, dérivent toutes de lui, et ensuite elles agissent. Une de ces énergies est l’instinct social chez l’homme, il y obéit. Il le doit à Dieu, mais il en sent l’impulsion sans qu’il soit nécessaire qu’une parole et un ordre formel le contraignent à s’y conformer. En quoi cette hypothèse touche-t-elle à l’idée de création ? — Elle fait la création moins directe, en quelque sorte, et immédiate, et c’est ce qui contrarie de Bonald. Ainsi de suite.

Il est poursuivi par une idée, importune pour lui, et insupportable à son esprit, qui a été très en faveur au XVIIIe siècle, l’idée que toutes choses humaines sont d’invention humaine. Les hommes ont inventé la religion par un affreux calcul et dans un odieux dessein d’oppression. Ils ont inventé la société. Elle pouvait ne pas être. Un jour ils se sont dit qu’il était bien plus convenable qu’elle fût. Il y a eu discussion, mais les gens de bon sens l’ont emporté. Je ne trouve point qu’aucun philosophe ait jamais dit qu’un bienfaiteur de l’humanité ait inventé la parole ; mais il n’est pas impossible qu’il y en ait un qui eût cette idée. Bonald, avec raison, trouve cela une puérilité. Avec raison, avec profondeur, il dit : les plus grandes choses humaines n’ont pas été inventées ; l’homme n’a pas eu le choix de les adopter ou de s’en passer ; elles sont nécessaires, nécessaires, oui, non inventées, oui ; mais primitives en leur entier, primitives avec tout le développement qu’elles ont maintenant, primitives en leur perfection : voilà ce qui n’est pas démontré, et voilà ce que de Bonald affirme sans cesse. Il ne voit aucun laps de temps entre le langage primitif et le langage